Le Pacte des assassins
levé. Il portait une blouse
paysanne serrée à la taille par une large ceinture. Ses pantalons bouffants s’enfonçaient
dans les bottes en cuir souple qui s’arrêtaient à mi-mollet.
— Tu devrais mieux connaître l’histoire
russe, camarade italienne. Je suis un bâtisseur de la Russie, comme l’a été
Ivan le Terrible. Le temps passe, les siècles se succèdent, mais, en même temps,
tout recommence d’une autre manière, et celui qui veut construire un État fort,
nouveau, respecté, doit toujours briser ceux qui s’y opposent. Ivan a dû
affronter la haine et la bêtise des boyards. Il n’en a pas tué assez ; sa
main, à un moment, a hésité. Il a eu tort. Ils ont cherché à l’assassiner comme
on le fait avec moi. Sais-tu, camarade, qu’on m’a envoyé, comme on le faisait
dans tes villes de la Renaissance, un livre dont toutes les pages étaient
empoisonnées ?
Il était retourné s’asseoir, avait rallumé sa
pipe, aspirant bruyamment, le visage vite enveloppé de fumée.
— Qui se souvient aujourd’hui des noms
des boyards dont Ivan le Terrible s’est débarrassé ? Personne !
Il avait gardé la pipe serrée entre ses dents
et brandi son poing droit.
— Qui va se souvenir de cette racaille dans
dix ou vingt ans ? Ils murmurent, ils conspirent, ils s’opposent. Ils
devraient penser au sort des boyards, savoir que je me débarrasserai moi aussi
de tous mes ennemis, qui sont ceux du pouvoir soviétique.
Le silence à nouveau. Elle n’avait pu s’empêcher
de tousser, s’efforçant de ne pas laisser jaillir ce cri de désespoir et d’effroi
qui montait en elle.
Mais, lorsqu’il avait recommencé à parler, il
avait changé de voix. Celle-ci s’était faite tout à coup plus grave, presque
mélodieuse et bienveillante.
Il n’accusait pas Heinz Knepper, avait-il dit.
Si les camarades du NKVD lui avaient dit la vérité – mais Lui, au sommet du
pouvoir, ne contrôlait pas tout, il y avait des exécutants bornés, brutaux, peut-être
complices des ennemis du pouvoir soviétique –, Heinz Knepper n’était qu’un
témoin. On le gardait à la Loubianka pour le protéger de ceux qui voulaient l’empêcher
de témoigner, mais, naturellement, si rien, comme c’était probable en l’état de
l’enquête, n’était retenu contre Knepper, on le libérerait et il reprendrait sa
place au Komintern, au service de la révolution.
Elle devait le croire, savoir que son
comportement à elle pèserait dans les décisions concernant Heinz Knepper.
Elle s’était
souvenue du chantage qu’il avait exercé sur elle en 1934.
Elle avait dû accepter cette mission à Venise,
cette liaison qu’elle avait eue alors avec l’un des proches de Hitler, ce Karl
von Kleist, et déjà alors Il avait évoqué avec elle une nouvelle mission.
Elle n’avait donc pas été surprise quand il l’avait
interrogée sur cet Allemand, ce junker, et c’est, elle, Julia, qui avait
complété en prononçant le nom de von Kleist.
Il s’était exclamé, souriant :
— Je savais, chère camarade, que tu
comprendrais. Heinz Knepper pourra une fois encore te remercier. Et tu le retrouveras,
tu reconstitueras ton petit axe italo-allemand !
Il avait souri, s’était mis à arpenter la
pièce, s’approchant de Julia, la frôlant parfois, et elle tressaillait, se
recroquevillant malgré elle, se répétant qu’elle avait sauvé Heinz Knepper, puis
tout à coup désespérait, songeant aux propos de Vera Kaminski selon qui il ne
fallait surtout pas croire aux promesses de ce loup.
Mais elle ne
bougeait pas, envoûtée, soumise. Il parlait lentement, d’une voix posée, sûr de
lui, sachant qu’il l’avait domptée.
Il lui expliquait qu’il voulait la voir partir
pour Berlin et qu’elle y séjourne jusqu’à ce qu’il l’ait rappelée. Elle serait
la comtesse Julia Garelli qui parcourait l’Europe, mais peu importait qu’on la
soupçonne – les nazis, qui avaient de bons services de renseignement, en
auraient la certitude – d’être un agent soviétique.
Il voulait même qu’elle s’affiche ainsi, qu’elle
fasse comprendre à Karl von Kleist qu’elle était une sorte d’ambassadrice
officieuse du pouvoir soviétique.
— Tu mesures la confiance que je t’accorde ?
Il fallait qu’elle se souvienne de la
conclusion de ce traité de Rapallo où elle s’était montrée si efficace, car
elle avait des qualités, n’est-ce pas, que ne possédait aucun autre
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