Le Pacte des assassins
juge d’instruction qui lui communiqua la sentence :
« Au terme de l’enquête, Julia
Garelli-Knepper a été déclarée coupable d’organisation contre-révolutionnaire
et d’agitation contre l’État soviétique. »
Elle refusa de signer le verdict qui la
condamnait à cinq ans de camp de travail et de rééducation, et elle avait pensé,
tout en s’obstinant, qu’on l’avait épargnée, que le Loup avait fait preuve de magnanimité
à son égard, car avec ce qu’elle savait du cœur du pouvoir, on eut dû l’exécuter.
Peut-être l’avait-on épargnée parce qu’elle
était italienne ?
Au moment où elle s’était convaincue qu’il
était plus sage de signer ce document, d’être ainsi oubliée parmi des centaines
de milliers de détenus, le juge avait renoncé et rappelé le soldat afin qu’on
la reconduisît à sa cellule.
Quelques jours plus tard, un gardien avait
lancé aux détenus :
— Que tout le monde se tienne prêt avec
ses affaires !
Ainsi avait commencé le voyage de Julia
Garelli-Knepper vers le camp de Karaganda.
43.
Souvent, à la fin de sa promenade quotidienne
le long des canaux, Julia s’arrêtait Riva degli Schiavoni et s’adossait à la
façade de marbre gris du palazzo Garelli.
Elle regardait vers le large.
L’été ou l’hiver, sous le soleil voilé, la
brume ou le brouillard transformaient la lagune en une plaine à peine
mamelonnée couleur de plomb.
Elle fermait les yeux.
Elle retrouvait l’angoisse qu’elle avait
éprouvée en découvrant la steppe qui enfermait le camp de Karaganda mieux que
les murs d’une prison. Quiconque s’évadait devenait un naufragé qu’on n’avait
qu’à laisser mourir dans l’immensité que ne parcouraient que quelques bergers.
Julia se souvenait. Son corps tout entier
était mémoire.
La douleur alors s’infiltrait
dans ses jambes et son dos comme, là-bas, en été, quand la lumière
incandescente mêlée à la poussière brûlait la peau qui gonflait, formant des
cloques rouges.
La nuit Julia et les autres déportées
entassées dans une hutte ne pouvaient
s’allonger sur les planches qui tenaient lieu de couches et sur lesquelles, comme
une mousse noire, grouillaient les punaises avides.
Elle avait l’impression d’avoir et l’âme et le
corps humiliés, souillés.
Mais point d’eau pour se laver, arracher cette
poussière grise qui collait à la peau.
Point de chaise pour s’y asseoir, de table
pour écrire ou simplement poser une boîte de conserve qui servait à la fois de
théière et de tasse, de gamelle et de casserole.
Point de route entre les cinq secteurs du camp
immense, séparés les uns des autres par des dizaines de kilomètres, où les
milliers de déportés, comme des insectes laborieux, déracinaient les mauvaises
herbes entre les plants de tournesol.
On ne tuait pas, à
Karaganda. On usait l’humain jusqu’à la mort. Il n’était qu’un esclave nourri d’un
peu de soupe aux choux.
Et tout cela dans le désordre, comme si le
camp était l’expression achevée d’une nouvelle civilisation qui chaque jour
régressait.
À des milliers de kilomètres de là, à Moscou
ou Leningrad, dans les villes des bords de la Volga et du Don, les pionniers
des Komsomols apprenaient une chanson joyeuse que l’on chantait aussi dans le
Paris du Front populaire :
« Il va vers le soleil levant, notre
pays… »
Ici le soleil
annonçait le début d’une nouvelle journée en enfer.
On piochait. On
désherbait.
Des soldats à cheval, baïonnette au canon de
leur fusil, passaient lentement, jetaient quelques injures ou, parfois, une
cigarette. Et l’on attendait, bêche à la main, que les heures s’écoulent.
Un vieux prisonnier disait à Julia :
— Regarde ton ombre, si elle n’a pas plus
de deux pieds de long, c’est que nous sommes à la mi-journée.
Travail d’esclave payé six roubles par mois.
Qui n’accomplit pas sa tâche – les normes, le
Plan ! – est enfermé au block disciplinaire, privé de nourriture, crevant
de froid ou étouffant dans la chaleur épaisse.
Et pour résister à cette mort lente, à l’avilissement,
seulement quelques gestes fraternels, des amitiés, des déportées qui chantent à
voix basse de vieilles chansons paysannes, des amours qui s’esquissent et même
des enfants qui naissent mais qu’on sépare aussitôt de leur mère.
Camp non de rééducation, mais de destruction, d’annihilation.
Souvent les « droit commun »
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