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Le Pacte des assassins

Le Pacte des assassins

Titel: Le Pacte des assassins Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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juge.
    Elle écrivait sans hâte, ne se lassant pas de
rêver, laissant son regard errer sur la lagune, se perdre dans le grand large, suivre
le balancement des gondoles, le trajet des vaporetti, le vol d’un oiseau.
    Au crépuscule, elle sortait, marchant à pas
lents le long de la Riva degli Schiavoni, envahie par l’ivresse de la liberté à
se promener seule, à sa guise, sans entendre les aboiements des kapos et de leurs
chiens, sans être contrainte de frapper du talon en cadence, sans craindre de s’écrouler
de fatigue et d’être de ce fait condamnée, abattue ou inscrite pour un « transport »
vers Auschwitz.
    Au camp de travail et de rééducation de
Karaganda ç’aurait été le block disciplinaire, l’isolement, le froid, la soif, la
faim, les planches grouillantes de punaises, et, le matin, le travail qu’il
fallait accomplir dans la steppe afin de désherber les champs de tournesol – et
le soleil, l’été, dévorait la peau, les yeux, la gorge.
    Mais elle était là, chez elle, à Venise, suivant
les canaux étroits, s’installant sur une piazzetta, ne rentrant au palazzo qu’à
la nuit tombée.
    Qui pouvait éprouver mieux qu’elle l’intense
bonheur qu’il y a à vivre comme on l’entend, à coucher dans des draps propres ?
    Elle allait dire ce qu’elle avait vécu, pour
que d’autres comprennent.

42.
    Julia Garelli n’avait pu s’enfermer dans les
contraintes d’un récit continu de sa vie.
    Elle s’était donc abandonnée au surgissement
chaotique de ses souvenirs sans se soucier de les ordonner, de les mettre en
rang, de les faire marcher au pas cadencé, de les aligner comme si les pages
étaient devenues autant de places d’appel où, chaque matin et au retour du
travail, les déportés se rassemblaient, criaient leur nom, leur matricule, claquaient
des talons en glissant leurs calots sous l’aisselle gauche.
    Elle était allée, libre, au hasard de son
errance mémorielle, guidée par l’émotion qui reconstituait scènes et visages.
    Ainsi celui de Katia
Lenovskaïa.
    Cette jeune ouvrière couchait près de Julia
dans la hutte d’argile où s’entassaient, à Karaganda, une trentaine de
déportées. Katia avait été condamnée, pour tentative de sabotage, à huit ans de
camp de travail et de rééducation.
    Elle ne s’indignait pas de cette injustice. Elle
avait été victime, disait-elle, non de la justice soviétique, mais d’un complot hitléro-trotskiste qui avait réussi à
tromper les juges afin qu’ils condamnent une ouvrière communiste dévouée à la
patrie soviétique et dont les frères étaient des ouvriers d’élite, des
stakhanovistes. Elle reprochait même au Parti et à Staline de ne pas avoir
ordonné davantage d’arrestations, et tant pis si quelques innocents comme elle
étaient confondus avec les coupables.
    — Quand on rabote, disait Katia Lenovskaïa,
les copeaux tombent…
    Julia avait d’abord
essayé de la convaincre que tout un peuple était écrasé, persécuté. Elle avait
voulu lui conter ce qu’elle avait vécu. Mais, au bout de quelques phrases, elle
s’était tue, découvrant que Katia se détournait d’elle et qu’elle aurait été
capable de la dénoncer aux autorités du camp comme poursuivant un travail de
sape antisoviétique.
    Et à Ravensbrück Julia s’était heurtée au même
mur de mensonges quand elle avait voulu expliquer aux déportées communistes – dont
Isabelle Ripert – ce qu’étaient la réalité de l’URSS, la vie au camp de
Karaganda.
    Mais les camarades ne voulaient pas perdre
leurs illusions.
    — Tu m’enlèves ma foi, avait dit l’une d’elles.
Que me reste-t-il, si tu ne me laisses pas croire ?
    Et Julia avait craint que celles qu’elle
aurait réussi à convaincre ne se laissent mourir, ne murmurent, comme l’une d’elles :
    — Hélas, pourquoi sommes-nous donc
condamnées à vivre ?
    Et cette camarade-là, en effet – Julia
revoyait ses traits affaissés, cette lassitude dans son regard – avait
abandonné la vie comme on lâche une épave à laquelle on s’agrippe, et elle
avait disparu dans un tourbillon, jetée dans ce camion qui « transférait »
les agonisantes de Ravensbrück à Auschwitz. Comme ses camarades, Julia savait ce
qu’il advenait là-bas des mourantes.
    Les humains ne pouvait-ils donc vivre que dans
l’illusion ? Avaient-ils à ce point besoin d’espérance qu’ils préféraient
le mensonge à la vérité ? l’aveuglement volontaire à

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