Le pas d'armes de Bordeaux
contagieuse. Ils avaient, naguère, une vivacité grâce à laquelle, dans les mêlées, il avait pu prévoir et déjouer les coups. Ils ne riaient plus, n’interrogeaient plus. Une taie de résignation leur refusait toute expression. La bouche rentrée, dégarnie, enclose dans deux sillons profonds, s’affaissait : et bien qu’il serrât les mâchoires pour se durcir les joues, on sentait la mollesse de celles-ci sous le givre d’une barbe de quelques jours. Quant au corps, il était dégraissé, démusclé, appauvri sous des vêtements propres, manifestement trop amples. Par la brèche du pourpoint et de la chemise s’échappaient des poils d’argent fricheux qu’il grattait de temps à autre.
– Ainsi, te revoilà !
Un rire, mais de quelle gaieté ténébreuse ! Un rire comme enrugni plein de regrets et non point d’espérances. La voix broncha :
– Pourquoi si tard ? Pourquoi cet énorme silence ?… Pourquoi ce retour ?
– La vie m’avait emprisonné… Je ne pouvais plus demeurer loin de toi…
Tristan savait déjà qu’il arrivait trop tard. Que tout était consommé. Thoumelin de Castelreng était assis au même endroit qu’aux veillées d’autrefois. C’était là, toujours, qu’il avait accoutumé de se placer pour voir fleurir et s’étioler les flammes réconfortantes. Il parlait d’abondance et lui, son gars, qu’il nommait de loin en loin son pitiou, l’écoutait pétrifié d’intérêt, captif de cette voix chantante, de ces phrases hautes comme des montagnes, vastes comme les nuées, colorées comme des arcs-en-ciel. Par cette bouche à présent édentée, il avait appris comment mordre dans la vie, comment se garder des coups autant que des compliments. Il avait rêvé des Croisades et des prouesses des Francs. Parfois, l’été, son père l’invitait à « prendre le frais » sur le bref chemin de ronde. Et Thoumelin se révélait encore plus disert et passionné que devant l’âtre. Il était désormais sec et marmoréen comme un malade ou un gisant.
Pâle et encharbotté, le cœur saignant d’une rage et d’une pitié contenues, Tristan sut qu’il ne se réconcilierait jamais complètement avec cet homme qu’il aimait toujours et qui, cependant, lui faisait l’effet d’un suzerain déchu auquel on n’avait laissé que son trône : cette chaire à haut dossier ouvré aux armes des Castelreng et dont les accoudoirs branlaient au moindre mouvement des bras posés dessus. D’ailleurs, sans se sentir repoussé par son père, il se devinait de trop. Ne valait-il pas mieux rompre cet entretien puisque avec le vieillard, les êtres invisibles et les choses d’antan conjuguaient leurs efforts et leurs connivences pour qu’il partît ?
– J’ai passé, Tristan, des années à t’attendre, à imaginer ce que nous ferions lorsque tu reparaîtrais. Quand j’ai reçu ton ami Tiercelet, je me suis rassuré : « Il va revenir ! » Je t’espérais comme un sauveur.
– Pourquoi ?
– Aliénor n’a jamais été mon épouse. Devant Dieu, si… Mais nous n’avons point…
– Couché ?
– Jamais en vérité.
Fallait-il le croire ? À quelques mois sinon un ou deux ans de la tombe, pourquoi cet homme eût-il menti ?
– Ce fils qu’elle t’a donné ?… Aliénor n’est point la Sainte Vierge : il a bien fallu qu’on le lui fasse !
Tristan bouillait d’indignation. Il sentait derechef toute proche cette femme qu’il avait aimée, besognée jusqu’à ce qu’il eût deviné qu’elle éprouvait en sa présence un désir bien plus puissant que celui de la chair : celui de s’affranchir par le mariage de sa condition plébéienne. Régner sur une petite mesnie, avoir ses aises et satisfaire ses envies quelle qu’en fût la nature, telles étaient ses intentions.
– Ce fils, le Saint Esprit ne le lui a pas fait !
Tristan se sentait à bout de souffle. Son père tressaillit, parut rompre ses invisibles entraves et lui jeta comme un crachat :
– Olivier est ton fils.
– Holà !
Un geste tranchant ; le premier. Le bras qui l’avait accompli retomba lourdement sur l’accoudoir.
– Ton fils… Tu dois te souvenir combien j’aimais ta mère… Veuf, j’ai tâtonné des meschines. Je les ai bestournées 224 . Elles sont faites pour ça et ne s’en plaignent point… Mais le mariage !… Non… Je n’ai épousé cette manante que pour effacer ta faute et légitimer ton enfant… Ainsi porterait-il le nom
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