Le pas d'armes de Bordeaux
assombrit son regard.
– Il est vrai, dit-elle, que ce roi maladif, Charles V, fait exercer sur l’opinion de nos hommes liges et celle des populations une pesée qui jamais ne s’allège.
« Un roi maladif !… Elle peut parler ! »
Tristan vit que de loin William de Pakington leur adressait un signe.
– Dames, dit Calveley en s’inclinant, je ne sais qui de vous ou de nous le prince mande en son retret 35 . Voulez-vous nous précéder ?
– Allez, dit la belle Jeanne. Nous avons le temps.
– Dieu vous garde, dit Tancrède d’une voix humide.
Après cinq ou six pas, Calveley se pencha et, ensuite, d’un grand soupir :
– C’est à toi qu’elle s’adressait… Ouf ! Leur beauté me ravit… As-tu vu l’amitié qui les lie l’une à l’autre ? On dirait une sorte de religion.
Le mot était trop fort et insuffisant. Tristan soupira, lui aussi. Il échappait avec plaisir à la compagnie des deux déesses et cependant l’une d’elles l’avait subjugué. Fallait-il qu’il fût sevré de plaisirs charnels pour l’imaginer dans ses bras, ployée comme un arc ?… La cousine de son beau-père ! Il avait omis de lui révéler qu’il avait vu sa sœur, Claresme, à Tolède. Serait-ce un suf fisant prétexte pour renouer un entretien prometteur ?… Allons, il n’était plus temps de songer à Tancrède. Le héraut vêtu de rouge, légèrement voûté par l’âge et non par la servilité, remuait son rouleau de parchemin où figuraient les noms des visiteurs.
– Messire Calveley, c’est à vous. Sire Édouard vous a accordé la priorité sur messires Chandos et Guichard d’Angle.
Comme tous leurs prédécesseurs. Tristan et Calveley se découvrirent et, leur chaperon sur l’épaule, franchirent le seuil sous les regards indifférents des vougiers commis à la garde du prince.
*
Massif et scandalisé, le vainqueur de Nâjera jaillit d’entre les accoudoirs de sa haute chaire aussi promptement que son propre fardeau le lui permettait.
– Ne pouviez-vous, Hugh, venir seul ? Pourquoi faut-il que vous me mettiez en présence de cet homme ?
– Parce qu’il le fallait, monseigneur. Ne me faites pas accroire que vous le craignez encore.
C’était moins de la fureur qu’un ressentiment porté à son comble qui s’était emparé du prince de Galles.
– Vous ! dit-il, l’index pointé sur Tristan. Ah ! Hugh, pourquoi ?
L’héritier d’Angleterre fronçait les sourcils pour mieux scruter le visage de cet ennemi qui jadis lui avait fait si peur. Les années l’avaient épargné tandis que lui, le fils de roi, n’était plus que bouffi d’orgueil, d’eau et de graisse.
– Allons, dit Calveley, je serais bien mal morigéné, monseigneur, que de vouloir amoindrir votre amertume. Cependant, il me paraît vain de revenir sur cette appertise qui vous honore l’un et l’autre. Lui, Castelreng, parce qu’il l’a tentée, vous, monseigneur, parce que vous en avez triomphé.
Quelque insincère que fut la conviction de Calveley, c’était net et bien dit. Le géant poursuivit d’une voix plus légère – presque enjouée :
– La bonne chance, prince, vous a sauvé, la male chance a conduit Castelreng à l’échec.
Tristan crut astucieux de renchérir :
– J’exécutais, monseigneur, la volonté du prince Charles, truchement du roi Jean. Vous le savez : la volonté royale est la seconde à laquelle un chevalier se doit d’obéir… après la volonté divine.
Persuadé qu’il eût dilapidé son temps à assurer une nouvelle fois sa défense et que les suasions 36 ne pouvaient atteindre ni l’esprit ni le cœur du prince Édouard, Tristan laissa Calveley discourir sur l’obéissance, le devoir et les commandements de la Chevalerie. Tout en feignant d’observer son compagnon, il épiait d’un regard oblique cet homme en instance de régner sur l’Angleterre, s’il en avait le temps et l’énergie. Décidément, il était énorme. L’hydropisie avait fait de cet athlète qui avait chaussé les éperons à seize ans une espèce d’immense futaille.
« Pleine de vin de Bordeaux et de chère plantureuse », songea-t-il avec un irrespect qui gonfla son courage.
Le visage non plus n’était pas épargné. Graisseux, gonflé, comme engoncé dans un triple menton, Édouard ne possédait pour toute majesté que les yeux d’un bleu vif et la moustache longue, pendante, un peu rousse. Assisté du captal de Buch, il avait conduit une guerre
Weitere Kostenlose Bücher