Le pas d'armes de Bordeaux
Bordeaux à ma place ?… Non… Je m’y opposerais si ce dessein aboutissait. D’ailleurs, tu oublies que désormais Jean de Grailly me déteste. »
– Non, Hugh, dit Tancrède, laissez donc Bertrand où il est. S’il le faut, Jeanne et moi intercéderons pour que messire Tristan ait à Bordeaux une existence agréable. N’est-ce pas, m’amie ?
Les joues de la princesse s’étaient colorées avant même que la question lui eût été posée. Elle se montrait ainsi plus que surprise : indignée.
– Quelques jours seulement, ajouta Tancrède avec un sourire angélique. J’ai grand besoin de savoir comment vécut mon cousin… et comment il est mort.
– Ah ? fit Jeanne, une main à demi refermée sur son sein. Soit…
Elle avait acquiescé distraitement. Tristan eut la sensation soudaine, flatteuse et singulière, qu’elle le trouvait à son goût et que, bien qu’incommodée par le souvenir précis de sa nudité mal préservée dans la chambre de Cobham, il l’intéressait au point qu’elle voulût maintenir sur son amie un droit de préséance. Elle tapota doucement, fervemment, la main que Tancrède, protectrice ou compassée, avait posée sur son épaule.
– Nous verrons, messire, comment alléger votre otagerie.
Tristan s’inclina, confus et rassuré. Ces deux beautés égales, quoique de caractères différents, échappaient à son examen. Tancrède apparemment libre, disponible et affranchie de toute moralité, semblait une proie consentante pourvu qu’il en entreprît la conquête. Il sentait dans son corps à jeun de plaisirs charnels serpenter une appétence inattendue, d’autant plus forte qu’après la rudesse de Nâjera et les conditions de sa captivité en Espagne, il éprouvait un besoin forcené de douceur. Il avait vécu auprès de sa Sévillane des amours brusques, ora geuses, éphémères. Pouvait-il auprès de cette enchanteresse recouvrer les élans, les langueurs, les délices susceptibles de dissiper pour un temps les renfrognements et les inquiétudes de son retour à la paix ? Et ne risquait-il pas, si d’aventure elle l’encourageait, de semer la mésentente chez ces deux femmes ? Qui, de Tancrède ou de Jeanne, était asservie à l’autre ? Elles étaient venues dans un tout autre dessein que celui de roucouler devant un public d’hommes, fussent-ils pour la plupart de grande renommée.
– Si l’on vous y invitait, pourriez-vous courir quelques lances ?
L’ambiguïté de la question posée par la Française échappa, semblait-il, à Jeanne de Kent et à Calveley.
– Vous me connaîtriez bien mal dame, si vous pouviez supposer que je resterais en retrait d’une invitation de cette espèce… Surtout s’il s’agit d’être d’un pardon d’armes agencé pour le plaisir d’un prince et de deux gentilfames telles que vous… Si je m’y vois autorisé, ce sera pour moi une jubilation d’affronter en lice quelques vainqueurs de Nâjera, mon ami Hugh excepté.
Les deux amies levèrent les yeux sur le géant pour avoir confirmation d’une accointance qu’elles trouvaient peut-être incongrue.
– Il est vrai, dit Calveley, que la satisfaction de galoper devant le prince Édouard se doublera, pour Tristan, s’il y est autorisé, de la volonté d’être le meilleur. La guerre d’Espagne, l’amitié d’Ogier d’Argouges envers nous et le trépas de ce malheureux chevalier ont contribué à nouer entre Tristan et moi des liens solides et qui ne se dénoueront point.
La princesse parut rassurée ; toutefois, contrairement au reste de son visage, son regard reflétait une anxiété, un mystère.
« Elle m’en veut d’être réapparu dans sa vie parce que je l’oblige à commémorer le temps où le prince était un bel homme », songea Tristan. « Ne pouvant plus l’aimer – si jamais elle l’aima -, elle s’offre des compensations. Or, maintenant qu’il lui répugne, elle voudrait, j’en suis sûr, que je le lui enlève ! »
– Des hauteurs où vous planez, Hugh, dit tout à coup Tancrède, vous ne pouvez imaginer tout ce qui se passe à l’entour de Bordeaux. Préservez cette amitié avec messire Tristan car j’ai idée que les gens de France ne sont pas loin de… de nous rentrer dedans, si j’ose dire.
La belle Jeanne approuva ce propos sans toutefois révéler le moindre soupçon d’inquiétude. Elle avait apposé sa dextre sur son cœur comme s’il s’émouvait un peu trop de lui-même. Une mélancolie
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