Le pays de la liberté

huit pence pour toute la semaine, et non pas quinze shillings par jour.
    - Tu as de la chance d'être même payé, sale Noir, dit Lennox. Tu devrais être un esclave enchaîné.ª
    Le visage de Charlie s'assombrit. ´Je suis un Anglais et un chrétien et je vaux mieux que vous parce que je suis honnête, dit-il en maîtrisant sa fureur.
    - Moi aussi, fit Dermot Riley, je peux vous dire exactement ce que j'ai bu. ª
    Lennox commençait à se mettre en colère. Śi vous ne changez pas de ton, vous n'aurez rien du tout, tous autant que vous êtesª, fit-il.
    Mack pensa qu'il devrait calmer un peu le débat. Il chercha quelque chose de conciliant à dire. Puis il aperçut Bridget Riley et ses enfants affamés : l'indignation l'emporta. Il dit à Lennox: ´Vous n'allez pas 174
    quitter cette table avant de nous avoir payé ce que vous nous devez. ª
    Lennox baissa les yeux vers ses pistolets.
    D'un geste vif, Mack les fit tomber sur le sol. ´Vous ne vous en tirerez pas non plus en me tirant dessus, maudit voleurª, dit-il, furieux.
    Lennox avait l'air d'un mastiff traqué. Mack se demanda s'il n'était pas allé trop loin : il aurait peut-être d˚ laisser la place à un compromis qui sauverait la face. Mais c'était trop tard maintenant. Lennox devait reculer. C'était à cause de lui que les dockers étaient ivres: ils allaient le tuer s'il ne les payait pas.
    Il se carra sur sa chaise, plissa les yeux, lança à Mack un regard br˚lant de haine et dit : ´ Tu me paieras ça, McAsh, je jure devant Dieu que tu me le paieras.
    - Voyons, Lennox, dit Mack d'un ton conciliant. Les hommes vous demandent simplement leur d˚. ª
    Lennox ne s'apaisa pas pour autant, mais il céda. L'air mauvais, il se mit à compter l'argent. Il paya d'abord Charlie Smith, puis Dermot Riley, puis Mack, en se fiant à leur parole pour la quantité d'alcool qu'ils avaient consommée.
    Mack s'éloigna de la table, très content de lui. Il avait en poche trois livres et neuf shillings : s'il en mettait la moitié de côté pour Esther, il serait encore riche.
    D'autres dockers estimèrent à peu près pour combien ils avaient bu, mais Lennox ne discuta pas, sauf dans le cas de Sam Porter, un gros garçon de Cork, qui prétendait n'avoir bu que trente quarts, ce qui provoqua d'énormes rires chez les autres : il finit par se mettre d'accord pour trois fois ce chiffre.
    Une certaine jubilation se manifestait chez les hommes et leurs compagnes tandis qu'ils empochaient leur paye. Plusieurs s'approchèrent de Mack pour lui donner de grandes claques dans le dos et Bridget Riley l'embrassa. Il se rendit compte qu'il avait fait quelque chose de remarquable, mais il eut 175
    peur que les choses ne s'arrêtent pas là. Lennox avait cédé trop facilement.
    Comme on payait le dernier docker, Mack ramassa les pistolets de Lennox qui étaient restés par terre. Il souffla les pierres pour les débarrasser de toute trace de poudre, ce qui les empêcherait de faire feu, puis il reposa les armes sur la table.
    Lennox reprit ses pistolets désarmés ainsi que la sacoche d'argent presque vide et se leva. Le silence s'abattit sur la salle. Il se dirigea vers la porte de son appartement. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui, comme si on craignait qu'il ne trouve encore un moyen de leur reprendre leur argent. Il se retourna sur le seuil. ´ Rentrez chez vous, tous autant que vous êtes, dit-il d'un ton mauvais. Et ne revenez pas lundi. Il n'y aura pas de travail pour vous. Vous êtes tous congédiés. ª
    Mack resta éveillé presque toute la nuit à se faire du souci. Certains des dockers disaient que d'ici lundi matin Lennox aurait tout oublié, mais Mack en doutait. Lennox ne semblait pas le genre d'homme à ravaler sa défaite, et il n'aurait aucun mal à trouver seize autres vigoureux jeunes gens pour former son équipe.
    C'était la faute de Mack. Les dockers étaient comme des búufs : solides, stupides et se laissant facilement mener. Ils ne se seraient pas rebellés contre Lennox si Mack ne les avait pas encouragés. Il avait le sentiment que maintenant c'était à lui d'arranger les
    choses.
    Il se leva de bonne heure le dimanche matin et passa dans l'autre pièce.

    Dermot et sa femme étaient allongés sur un matelas et les cinq enfants dormaient ensemble dans l'autre coin. Mack secoua Dermot pour le réveiller.
    ÍI faut qu'on trouve du travail pour notre équipe avant demainª, dit-il.
    Dermot se leva. Bridget murmura depuis le lit: ´T‚chez de