Le peuple du vent
éclairait les toitures et le clocher de l’abbaye. Au loin sonnaient les cloches appelant à l’office de prime, le premier après l’aube.
Ils longeaient une portion de lande où s’alignaient des chariots. Des feux de camp brûlaient encore et une odeur de saucisses grillées et de galettes montait vers eux. Des cochons et des chiens fouillaient des tas d’immondices à la lisière des enclos délimités par des piquets.
Des ouvriers se pressaient, ajustant des toits de chaume sur des baraques en bois, tirant sur les cordages de larges tentes. De jeunes gars hélèrent joyeusement les filles assises dans les chars à bancs avant de se rendre compte qu’un cercueil les précédait et de se signer.
Sigrid poussa sa jument à côté du destrier de Tancrède. Elle portait toujours sa tenue cavalière avec sa grande cape blanche et son épée au côté.
Cela le ramena à la veille au soir.
Après le dîner, Tancrède, que les événements de la journée avaient plus remué qu’il ne voulait l’admettre, se promenait dans la basse-cour.
Alors qu’il passait devant la salle d’armes, l’écho d’un violent combat avait éveillé sa curiosité. Il n’avait pas tout de suite identifié les combattants et n’avait d’abord perçu que leurs silhouettes mal éclairées par la lueur des torches. L’une d’elles portait le pourpoint rouge de Jehan, le maître d’armes. L’autre, un pourpoint et une cagoule sombres. Jehan était en difficulté, ses gestes se ralentissaient, et à plusieurs reprises, l’épée de l’autre avait lacéré sa tunique. Il s’essoufflait et contenait de plus en plus difficilement la violence des assauts. Enfin, il avait trébuché et s’était retrouvé acculé au mur, sa lame à ses pieds, l’épée de son adversaire sur la gorge.
Quelques gouttes de sang avaient jailli, puis l’adversaire au pourpoint noir s’était reculé, essuyant son fer d’un revers de manche avant de le glisser à sa ceinture et d’ôter sa cagoule.
Une épaisse chevelure blond cendré avait cascadé jusqu’à ses reins. Tancrède avait reconnu Sigrid. Une Sigrid en sueur, les lèvres contractées, le regard dur. Pour la première fois, il l’avait vue belle, d’une beauté qui s’éteindrait avec le feu de sa colère.
Elle avait salué le maître qui appuyait un linge rougi sur sa gorge et était sortie d’un pas pressé sans voir Tancrède debout dans la pénombre.
— Vous voilà bien silencieux, remarqua la jeune fille au bout d’un moment.
— Oui, damoiselle. Mais ce convoi ne peut guère inspirer autre chose que de la mélancolie.
— C’est vrai.
Elle rejeta ses cheveux en arrière, les torsadant pour les glisser dans le col de sa tunique.
— Tout le monde aimait Muriel. Ma tante était une femme très attachée à ce pays. Elle ne faisait guère de bruit et pourtant elle manque à tous, même à mon père.
Un berger qui s’était écarté sur le bas-côté avec ses chèvres s’inclina très bas devant la jeune châtelaine qui le toisa d’un air hautain avant de reprendre :
— Lui qui n’est pas allé la voir une seule fois alors que chaque jour elle le faisait appeler à son chevet.
Tancrède observa le visage sévère, le pli désabusé des lèvres. Il repensa à la vision troublante qu’il avait eue d’elle la veille au soir.
— Mais je rabâche et nos histoires de famille ne vous intéressent pas, vous, l’étranger.
C’était la première fois qu’elle le traitait d’étranger et Tancrède s’en sentit blessé. Il protesta :
— Détrompez-vous, damoiselle.
— Laissons les morts où ils sont, reprit-elle avec vivacité. Muriel est sans doute plus heureuse là-haut que sur cette terre.
Toujours cette rancoeur. Tancrède essaya de la distraire et lui désigna le moine blanc.
— Savez-vous qui est ce frère Aubré ?
— Non.
Elle marqua un temps, puis ajouta :
— Et pourtant, mon père semble le haïr. La vie est plus souvent chargée de haine et d’envie que d’amour. À vous revoir, messire Tancrède.
Et sans lui laisser le temps de répondre, Sigrid talonna sa jument et rejoignit son cousin Mauger. Elle était soudain si distante, alors que la veille encore, sur la grève, elle semblait s’abandonner aux confidences...
Mauger, Randi, Serlon, Clotilde, Ranulphe, Bjorn et maintenant Sigrid ! Était-il possible que la mort d’un seul être puisse les changer tous ?
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Les liens entre l’abbaye de la Trinité et les
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