Le pianiste
leur
victoire dépendait maintenant de chapeaux en castor ou en renard argenté…
Le ghetto rétrécissait toujours plus. Les Allemands
rognaient son étendue rue après rue, pâté de maisons après pâté de maisons. C’était
exactement de la même manière que l’Allemagne modifiait les frontières des
États européens qu’elle avait soumis , s’annexant province sur province. Et
de ce fait le ghetto de Varsovie finissait par paraître non moins important que
la France, la perte de la rue Zlota ou Zielna devenant une preuve aussi patente
de l’expansion du Lebensraum [2] germanique que là-bas celle de l’Alsace et de la Lorraine.
Ces péripéties extérieures n’étaient cependant rien en
regard de la réalité incontournable qui occupait sans cesse notre esprit, qui
dominait chaque heure, chaque minute que nous passions dans le ghetto : l’enfermement.
Je pense que la situation aurait été plus supportable, sur
le plan psychologique, si notre emprisonnement avait été plus patent – bouclés
à double tour dans une cellule, par exemple. Une privation aussi radicale de la
liberté a une influence directe, indubitable, sur les relations qu’un être
humain entretient avec le monde réel.
Aucune illusion n’est possible, dans ce cas : le cachot
est un univers en soi, qui ne contient que de l’enfermement et n’entretient
aucun contact avec cette planète lointaine où les hommes vont et viennent sans
entrave. Si vous en avez le temps et l’envie, vous pouvez en rêver, de cet
autre monde, mais si vous décidez de l’oublier il ne viendra pas s’imposer à
vous de lui-même. Il ne sera pas toujours là, sous vos yeux, à vous tourmenter
en vous rappelant l’existence d’être libre qui a jadis été la vôtre.
La vie dans le ghetto était d’autant plus atroce qu’elle gardait
les apparences de la liberté, au contraire. Il suffisait de descendre dans la
rue pour avoir l’impression trompeuse de se trouver au milieu d’une ville comme
les autres. Nous ne prêtions même plus attention à nos brassards de Juifs, puisque
nous en portions tous un. Après un certain temps, je me suis rendu compte que
je m’y étais habitué au point de le voir sur mes amis « aryens »
lorsque je rêvais d’eux, comme si cette bande de tissu blanc était devenue un
accessoire vestimentaire aussi banal et universel que la cravate.
Mais les rues du ghetto, et elles seules, finissaient toutes
contre un mur. Il m’arrivait souvent de partir en marchant au hasard, sans but
précis, et chaque fois j’étais surpris de buter sur l’une de ces barrières. Elles
se dressaient là où j’aurais voulu continuer à avancer, m’interdisaient de
poursuivre ma route, et il n’y avait aucune raison logique à cela. Soudain, la
portion de la rue située de l’autre côté du mur devenait pour moi l’endroit le
plus chérissable au monde, celui dont j’avais le plus besoin, qui à cet instant
précis recelait tout ce que j’aurais désiré voir… Mais le mur restait le plus
fort. Alors je tournais les talons, battu, et l’expérience se reproduisait le
lendemain, et le surlendemain, m’emplissant à nouveau du même désespoir
insondable.
Pourtant, même dans le ghetto, vous pouviez aller au
restaurant, au café, y retrouver des amis, et en apparence rien ne vous
empêchait alors de vous y sentir aussi à l’aise que dans n’importe quel autre
établissement de ce genre. Puis arrivait inévitablement le moment où l’une de
vos connaissances laissait échapper une remarque anodine : ce petit groupe
s’entendait si bien, prenait tant plaisir à bavarder de concert, qu’il serait
certainement fort agréable de partir ensemble en excursion par un beau dimanche.
À Otwock, disons ? C’est l’été, n’est-ce pas, le temps paraît vouloir se
maintenir au beau fixe… Une envie aussi simple, quel obstacle pourrait vous
dissuader de la réaliser ? Et sur-le-champ, même : il suffit de se
lever, de payer les consommations, de sortir dans la rue, de prendre la
direction de la gare bras dessus bras dessous avec vos joyeux compagnons, d’acheter
les billets et de sauter dans le train de banlieue… Oui, l’illusion était
parfaite, tous les ingrédients étaient réunis pour vous permettre d’y croire, jusqu’au
moment où vous vous retrouviez en face du mur.
Quand j’y repense, cette période de deux années ou presque
dans le ghetto me rappelle une page beaucoup plus courte de mon enfance.
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