Le pianiste
Je
devais me faire opérer de l’appendicite. L’intervention s’annonçait sans
surprise, sans rien d’inquiétant. Mes parents étaient convenus d’une date avec
les médecins, une chambre avait été retenue pour moi à l’hôpital. Dans l’espoir
de me rendre l’attente moins pénible, ils s’étaient ingéniés à transformer la
semaine qui me séparait de l’opération en une succession de sorties, de cadeaux,
de distractions. Nous allions manger des glaces tous les jours, puis c’était le
cinéma, ou le théâtre. Ils me couvraient de livres, de jouets, de tout ce que
je pouvais convoiter dans mon cœur. En apparence, je n’avais besoin de rien d’autre
pour me sentir pleinement heureux. Et pourtant je me rappelle encore que
pendant toute cette semaine, devant un film, à une représentation théâtrale, chez
le glacier, et même quand je me plongeais dans des jeux qui demandaient la plus
grande concentration, je n’ai pu me libérer une seule seconde de la peur
insidieuse qui restait tapie dans mon estomac, de cette angoisse informulée
mais persistante à l’idée de ce qui allait se passer lorsque le jour redouté
finirait par arriver.
Pendant deux ans ou presque, cette même terreur instinctive
n’a pas quitté un instant les habitants du ghetto. Comparée à ce qui a suivi, c’était
une période de calme relatif et cependant elle a transformé notre existence en
un cauchemar permanent, parce que nous sentions de tout notre être que quelque
chose d’effrayant allait se produire demain, dans dix jours, tout à l’heure… Nous
ignorions seulement quelle forme prendrait la catastrophe, et d’où elle allait
fondre sur nous.
Chaque matin, j’avais l’habitude de sortir sitôt le petit
déjeuner terminé. Mon rituel quotidien comprenait un long trajet par la rue
Mila jusqu’à l’antre ténébreux où vivait la famille du concierge Yehouda
Zyskind. Dans le contexte du ghetto, une simple promenade prenait l’allure d’une
cérémonie codifiée, surtout pendant les périodes de rafles. Il fallait d’abord
passer chez les voisins, où l’on écoutait patiemment le récit détaillé de leurs
maux avant de pouvoir apprendre ce qui se tramait en ville ce jour-là : des
descentes de police avaient-elles étaient signalées ? Avaient-ils entendu
parler de barrages dans tel ou tel secteur ? Est-ce que la rue Chlodna
était placée sous surveillance ? Cette formalité accomplie, on pouvait
quitter son immeuble, mais seulement pour répéter ces mêmes questions aux
passants croisés sur le trottoir, puis de nouveau à chaque carrefour. Seules de
telles précautions vous plaçaient à l’abri, certes toujours relatif, d’une
arrestation.
Notre monde était divisé en deux sphères : le Grand et
le Petit Ghetto. Après avoir vu sa taille encore réduite, le Petit Ghetto, formé
par les rues Wielka, Sienna, Zelazna, Chlodna, ne gardait plus qu’un seul point
de contact avec le grand, de l’angle de la rue Zelazna jusqu’à l’autre côté de
la rue Chlodna. Le Grand Ghetto, qui englobait toute la zone septentrionale de
Varsovie, était une vaste confusion de ruelles étroites et malodorantes où les
Juifs les plus démunis s’entassaient dans des masures aussi sales que bondées. En
comparaison, la surpopulation du Petit Ghetto n’atteignait pas un degré aussi
critique : trois ou quatre personnes s’y partageaient une pièce et avec un
peu de dextérité il était encore possible de circuler dehors sans entrer en
collision avec d’autres piétons. Et même si tous les détours et louvoiements ne
vous épargnaient finalement pas un contact physique, l’expérience n’était pas
trop dangereuse car la majorité des habitants étaient ici des intellectuels ou
des bourgeois relativement prospères, c’est-à-dire moins susceptibles d’être
couverts de vermine et déterminés à éliminer les poux que chacun ramenait de la
moindre incursion dans le Grand Ghetto. C’était seulement après la rue Chlodna
que le cauchemar commençait. À partir de là, il fallait compter sur sa chance, et
avant tout sur sa perspicacité en choisissant le moment de s’aventurer dans ces
parages.
Située en zone « aryenne », la rue Chlodna était
fréquentée par un grand nombre d’automobiles, de trams et de piétons. Comme c’était
le seul point de passage de la population juive entre le Grand et le Petit
Ghetto, et vice versa, il fallait interrompre la circulation lorsque le
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