Le pianiste
Juifs avaient
apparemment été asphyxiés avec du gaz, affirmation tellement incroyable que
personne ne voulait lui accorder vraiment crédit. Plus sérieuse paraissait la
rumeur selon laquelle le nombre de ghettos juifs en Pologne allait être bientôt
limité à quatre : Varsovie, Lublin, Cracovie et Radom. Et puis, pour
changer, on a commencé à dire que les habitants du ghetto de Varsovie allaient
être incessamment déplacés à l’est du pays, à la cadence de six mille personnes
expulsées chaque jour. D’aucuns certifiaient que cette mesure aurait dû entrer
en application depuis longtemps mais que les dirigeants du Conseil juif, au
cours d’une mystérieuse conférence avec la Gestapo, avaient réussi, sans doute
en graissant la patte aux Allemands, à leur faire provisoirement oublier ce
projet.
Le 18 juillet, un samedi, je donnais avec Andrzej Goldfeder
un concert au Café Pod Fontanna (Près de la Fontaine) rue Leszno, dont les
bénéfices devaient aller au célèbre pianiste Léon Borunski, qui avait remporté
jadis le concours Chopin et vivait maintenant dans la misère à Otwock, rongé
par la tuberculose. Le jardin de l’établissement avait été envahi par près de
quatre cents personnes, beau monde et parvenus mélangés. Si l’on ne se
souvenait pas d’une manifestation culturelle d’une telle ampleur depuis le
début de la guerre, ce n’était pourtant pas ce sujet qui captivait l’attention
de l’assistance, loin de là. Non, les élégantes de la bonne société et celles
qui rêvaient d’en faire partie brûlaient seulement de découvrir si Mme L. allait
enfin adresser la parole à Mme K.
Ces deux dames, figures de proue des associations
charitables du ghetto, chaperonnaient les cercles qui s’étaient constitués dans
les rues les plus aisées afin de venir en aide aux pauvres. Une activité des
plus agréables puisqu’elle était prétexte à des bals fréquents où l’on dansait
et buvait, les gains de ces soirées allant aux œuvres de bienfaisance.
La tension apparue entre elles avait été provoquée par un
incident survenu au Café Sztuka quelques jours auparavant. Extrêmement jolies
toutes les deux, chacune avec son type de beauté féminine, elles se détestaient
cordialement et n’économisaient aucun effort pour détourner leurs admirateurs l’une
de l’autre. Elles rivalisaient particulièrement quand il s’agissait de s’attirer
les hommages de Maurycy Kon, propriétaire d’une compagnie ferroviaire et
collaborateur de la Gestapo qui avait les traits harmonieux et expressifs d’un
acteur de cinéma.
Ce soir-là, donc, les deux dames prenaient du bon temps au
Sztuka. Environnées de leur cour de chevaliers servants, elles tentaient de s’éclipser
mutuellement en commandant les cocktails les plus compliqués ou en attirant à
leur table l’accordéoniste de l’orchestre de jazz pour qu’il leur joue les airs
les plus à la mode. Mme L. avait été la première à quitter le café. Elle
ignorait qu’une misérable femme s’était entre-temps effondrée sur le trottoir, morte
d’inanition juste devant l’entrée du bar. Éblouie par le contraste entre les
vives lumières de l’établissement et la pénombre de la rue, Mme L. avait
trébuché sur le cadavre. En découvrant ce qui se trouvait à ses pieds, elle
avait été prise de convulsions et personne n’avait pu la calmer. Mais Mme K.,
à qui on avait rapporté l’incident, était pour sa part bien décidée à garder ses
esprits. En se présentant à son tour sur le seuil, elle avait poussé un petit
glapissement suffoqué mais s’était aussitôt ressaisie et, comme sous l’impulsion
irrésistible de la pitié, avait enjambé la morte en tirant cinq cents zlotys de
son sac et en les tendant à Kon, qui la suivait de près. « Occupez-vous de
cela pour moi, voulez-vous ? avait-elle minaudé. Veillez à ce qu’elle soit
enterrée décemment. » Ce à quoi une des dames de sa suite avait réagi en
murmurant assez fort pour que tout le monde l’entende : « Un ange, c’est
un ange ! »
Depuis, Mme L. lui vouait une haine encore plus tenace.
Le lendemain, elle l’avait publiquement traitée de « grue de bas étage »
et elle avait proclamé qu’elle ne condescendrait plus jamais à lui parler. Et
comme les deux précieuses étaient attendues au concert du Café Pod Fontanna la « jeunesse
dorée » du ghetto guettait avec impatience ce qui allait se produire
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