Le pianiste
dans une heure !
— Impossible !
— Ah oui ? Laissant échapper un rire sec, plein d’amertume,
il m’a forcé à me tourner vers la balustrade et m’a montré la chaussée en
contrebas. Regarde, plutôt ! »
Mené par un sous-officier allemand, un détachement de
soldats en uniforme jaune que je ne connaissais pas descendait la rue Chlodna. Tous
les dix mètres environ, ils interrompaient leur marche et l’un d’eux se
détachait du groupe pour aller se placer en faction au pied du mur qui
entourait le ghetto.
« Des Ukrainiens ! a repris mon ami d’une voix
proche du sanglot. Nous sommes cernés ! »
Sur ces mots, il s’est précipité dans l’escalier sans même
un au revoir.
Vers midi, en effet, les troupes ont entrepris de ratisser
les hospices de vieillards, les pensions d’anciens combattants et les asiles de
nuit, soit tous les centres où avaient trouvé refuge les Juifs des provinces
avoisinantes que les Allemands avaient conduits dans le ghetto, ainsi que
nombre de ceux qu’ils avaient expulsés d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, de
Roumanie ou de Hongrie. Peu après, la ville a été couverte d’affiches annonçant
le début de l’entreprise de « réinstallation ». Tous les Juifs aptes
au travail partaient à l’est. Ils étaient autorisés à prendre vingt kilos de
bagages par tête, des provisions de bouche pour deux jours… et leurs bijoux. Une
fois arrivés à destination, ils seraient logés dans des baraquements et affectés
aux usines allemandes locales. Seuls les cadres des institutions sociales
juives et du Conseil du ghetto se voyaient exemptés. C’était la première fois
qu’un décret de ce type n’était pas cosigné par le président du Conseil du
ghetto ; au demeurant, Czerniakow venait de mettre fin à ses jours en
avalant du cyanure.
Ainsi, l’inconcevable était arrivé, finalement. Tout un pan
de Varsovie, une population de cinq cent mille âmes, allait être expulsé de la
ville. Cela paraissait tellement absurde que personne ne pouvait y croire.
Les premiers jours, l’opération a été menée selon le
principe de la loterie. Des immeubles étaient ratissés au hasard, tantôt dans
le Grand Ghetto, tantôt dans le Petit. Sur un simple coup de sifflet, tous les
habitants du bâtiment devaient se regrouper dans la cour puis s’entasser au
plus vite dans des chariots tirés par des chevaux, sans distinction de sexe ni
d’âge, des nourrissons jusqu’aux vieillards. Ils partaient à l’ Umschlagplatz, le centre de rassemblement et de transit, montaient dans des wagons bondés
et disparaissaient dans l’inconnu.
Au début, la mission a été confiée aux seuls policiers juifs,
dirigés par trois sous-fifres des bourreaux nazis, le colonel Szerynski et les
capitaines Lejkin et Ehrlich. Ils n’étaient pas moins dangereux et cruels que
les Allemands, et peut-être plus encore. Quand ils découvraient des malheureux
qui s’étaient cachés au lieu de descendre dans la cour comme les autres, ils
étaient prompts à feindre de n’avoir rien vu, certes, mais seulement en échange
d’argent. Ni les larmes, ni les supplications, ni même les cris terrorisés des
enfants n’avaient d’effet sur eux.
Comme les magasins avaient été fermés et le ghetto privé d’approvisionnement,
la disette s’est généralisée en quelques jours. Tout le monde en était affecté,
cette fois, mais on n’y prêtait guère attention car il fallait maintenant se
procurer plus important encore que les vivres : un certificat de travail.
Je ne vois qu’une image capable de donner une idée de notre
existence pendant cette terrible période, et c’est celle d’une fourmilière qui
s’affole. Qu’une brute se mette en tête de la piétiner de son talon clouté et
les insectes vont s’agiter en tous sens, chercher une issue dans un désarroi
grandissant, tenter de se préserver. Mais au lieu de s’éloigner en toute hâte
ils retournent obstinément à l’intérieur, comme sous l’emprise d’un maléfice. Est-ce
la panique provoquée par la soudaineté de l’attaque ? Est-ce parce qu’elles
voudraient sauver leur progéniture, ou ce qu’elles ont de précieux ? En
tout cas, les fourmis s’enferment dans les mêmes parcours éperdus, se font
prendre par cet engrenage mortel et finissent par périr. Exactement comme nous.
Affreusement éprouvant pour nous, ce moment de la guerre
donnait aux Allemands l’occasion de réaliser d’excellentes
Weitere Kostenlose Bücher