Le pianiste
pour
jouer un quelconque rôle politique, mais assez veule pour se transformer en
bourreaux stipendiés par l’une ou l’autre des puissances du conflit. Au cours
de celle-ci, ce sont les fascistes ukrainiens et lituaniens qui ont occupé
cette place.
Roman Kramsztyk a été l’un des premiers à tomber sous leurs
balles lorsqu’ils ont commencé à prêter la main à l’opération de juillet. Son
immeuble encerclé, il n’a pas voulu descendre dans la cour au coup de sifflet, préférant
mourir chez lui, entouré de ses tableaux, quand ils ont écumé les étages.
C’est aussi à ce moment que Kon et Heller, ces deux magnats
juifs qui collaboraient avec la Gestapo, ont été liquidés. Par excès de
confiance, ou peut-être de ladrerie, ils ne graissaient la patte qu’à l’un des
deux commandants SS à Varsovie et ils ont eu la malchance d’être capturés par
les hommes placés sous les ordres de l’autre. Les autorisations de complaisance
que Kon et Heller leur ont présentées n’ont fait qu’exciter encore plus leur
haine puisqu’elles avaient été émises par l’unité SS rivale. Non contents de
les abattre comme des chiens, ils ont fait venir deux tombereaux aux ordures et
c’est ainsi, au milieu des immondices, que les deux nababs ont accompli leur
dernier voyage jusqu’à la fosse commune.
Pour les Ukrainiens et les Lituaniens, les certificats de
travail n’étaient que des bouts de papier sans valeur. Les six jours que j’avais
passés à chercher les nôtres n’avaient été qu’une perte de temps. Je sentais
bien qu’il fallait retrousser les manches, pour de bon. Mais comment s’y mettre ?
Je n’avais plus le cœur à rien, passant désormais tout mon temps allongé sur
mon lit à guetter les bruits qui montaient de la rue, et dès que j’entendais
des roues cerclées de fer sur le macadam j’étais à nouveau envahi par la
panique : les véhicules qui conduisaient les gens à l’ Umschlagplatz ne quittaient pas toujours immédiatement le ghetto, l’un d’eux pouvait très
bien s’arrêter devant notre immeuble au passage. D’un instant à l’autre, un
coup de sifflet allait retentir dans la cour… Je ne cessais de me tourner et de
me retourner, d’aller à la fenêtre, de revenir me coucher, de me relever encore
d’un bond.
Chez nous, j’étais le seul à faire preuve d’une faiblesse
aussi lamentable. Était-ce parce que j’étais accablé par le poids de ma
responsabilité, estimant que je serais éventuellement le seul à pouvoir nous
protéger grâce à ma notoriété de musicien ? Les autres, mes parents, mes
sœurs, mon frère, étaient lucides : comme ils ne pouvaient rien face au
danger, ils consacraient toute leur énergie à contrôler leurs émotions et à
maintenir l’illusion de la normalité quotidienne, Père travaillant son violon
toute la journée, Henryk se plongeant dans ses études, Regina et Halina lisant,
Mère s’occupant de repriser nos vêtements.
Dans leur souci permanent de se simplifier la vie, les
occupants nazis ont trouvé une nouvelle et lumineuse idée : par voie d’affiches,
il a été annoncé que toutes les familles qui se rendraient de leur propre
volonté à l ’Umschlagplatz pour « émigrer » recevraient une
miche de pain ainsi qu’un kilo de confiture par personne, et qu’elles ne courraient
pas le risque d’être séparées. La réaction à ce décret a été massive. Un grand
nombre d’habitants du ghetto ne demandaient qu’à saisir cette occasion, d’une
part parce qu’ils avaient faim et de l’autre parce qu’ils souhaitaient au moins
s’engager dans ce voyage incertain en restant avec leurs proches.
Alors que nous ne nous y attendions pas, mon ami Andrzej
Goldfeder est venu à notre aide. Il avait la chance de pouvoir employer un
certain nombre de personnes au dépôt situé près de l’Umschlagplatz, là
où le mobilier et les effets personnels des Juifs qui avaient déjà « émigré »
étaient triés. Il a réussi à y trouver une place pour Henryk, pour mon père et
pour moi, avec un « logement de fonction » où nous avons été en
mesure de nous faire rejoindre par ma mère et mes sœurs, même si elles ne
travaillaient pas au dépôt. En fait, nous étions cantonnés dans un immeuble
transformé en foyer pour les employés. L’ordinaire était… mieux que rien :
nous avions chacun une demi-miche de pain et un quart de soupe par jour, ration
qu’il fallait fractionner
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