Le pianiste
affaires. Leurs
usines et ateliers ont poussé comme champignons après la pluie dans le ghetto, et
chaque fois les patrons étaient tout disposés à signer des certificats de
travail fictifs… contre quelques billets de mille, évidemment, mais l’ampleur
de leurs appétits ne suffisait pas à décourager les gens. Il y avait donc des
queues de solliciteurs un peu partout, qui prenaient des proportions vraiment
considérables devant le siège des compagnies les plus importantes telles que Tœbbens
ou Schultz. Ceux qui avaient eu la chance d’obtenir le formulaire magique
accrochaient au revers de leur manteau un petit papier indiquant le nom de la
fabrique où ils étaient censés travailler. Ils pensaient que ce talisman leur
épargnerait d’être envoyés à l’est.
J’aurais pu facilement me procurer un certificat, moi aussi,
mais mon dilemme était le même que pour le vaccin contre le typhus : il n’aurait
couvert que ma personne. Aucune de mes relations, malgré tout l’entregent dont
elles pouvaient disposer, n’aurait seulement pensé partir à la recherche de
documents pour chacun des membres de ma famille. Six certificats gratuits… C’était
certes beaucoup demander ! De toute façon, je n’étais pas en mesure de
payer même la somme la plus modique pour eux tous : je n’avais pas de
revenus fixes et tout ce que je gagnais passait dans la soupe frugale que nous
partagions. Quand l’opération nazie de fin juillet a été lancée, je n’avais qu’une
poignée de zlotys en poche. Et j’étais d’autant plus mortifié par mon inefficacité
lorsque je voyais mes amis les plus riches acheter aisément la sécurité de
leurs proches. Négligé, non rasé, le ventre vide, sans souffler un instant du
matin au soir, j’errais d’une compagnie à l’autre en suppliant les responsables
de prendre pitié de nous. Au bout de six jours de ce régime, et après avoir
fait jouer toutes les protections que je pouvais avoir, j’ai finalement réussi
à rassembler tous les certificats dont nous avions besoin.
Si mes souvenirs sont exacts, c’est pendant la semaine
précédant la grande rafle que j’ai croisé Roman Kramsztyk pour la dernière fois.
Il était très amaigri, et dans un état de tension qu’il n’arrivait pas à
dissimuler malgré ses efforts. Il a paru content de me voir, néanmoins.
« Quoi, tu n’es pas encore parti en tournée ? a-t-il
voulu plaisanter.
— Non, ai-je répliqué laconiquement, car je n’étais pas
d’humeur à ironiser, puis j’ai enchaîné sur la question qui revenait alors dans
toutes les conversations : Alors, qu’est-ce que tu en penses ? Tu
crois qu’ils vont nous déplacer tous ? »
Il a évité de répondre, s’exclamant à la place :
« Quelle tête tu as, mon vieux ! Son regard s’est
adouci. Tu prends tout ça bien trop à cœur.
— Comment faire autrement ? » ai-je constaté
avec un haussement d’épaules.
Il a souri, allumé une cigarette, et il est resté un moment
silencieux avant de reprendre :
« Tu vas voir, un beau jour tout ça va se terminer
parce que… Il a soulevé les bras, perplexe… parce que ça n’a vraiment pas de
sens, non ? »
Il s’exprimait avec une conviction à la fois burlesque et
assez désespérée, comme si l’absurdité totale de ce qui nous arrivait était à
elle seule la preuve que cela ne pourrait pas durer.
Mais ce n’est pas le cours qu’ont pris les choses, hélas !
Au contraire, tout n’a qu’empiré avec l’arrivée des miliciens de Lituanie et d’Ukraine
les jours suivants. Ils étaient aussi corrompus que les policiers juifs, mais à
leur manière : acceptant l’argent aussi volontiers que ces derniers, ils s’empressaient
de liquider ceux qui venaient de les soudoyer. Ils aimaient tuer, d’ailleurs. Pour
le sport ou pour se simplifier la tâche, pour s’exercer au tir ou simplement
pour le plaisir. Ils abattaient les enfants devant leur mère car ils
appréciaient le spectacle de ces femmes rendues folles de chagrin. Ils tiraient
dans le ventre de simples passants afin de pouvoir contempler leur atroce
agonie. Il arrivait à certains d’entre eux de placer leurs victimes en ligne, de
s’écarter assez loin et de jeter des grenades à main sur elles, histoire de
voir qui du groupe manifestait la plus grande précision.
Toute guerre fait émerger au sein des minorités nationales
une fraction trop lâche pour se battre ouvertement, trop inconsistante
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