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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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mes camarades
de travail cinquante zlotys que j’ai dépensés en pain et en pommes de terre. Je
me suis contraint à n’avaler qu’une portion de la miche et, le soir venu, j’ai
rapporté tout le reste dans le ghetto, ce qui m’a permis de réaliser la
première transaction commerciale de ma vie : alors que j’avais payé le
pain vingt zlotys, j’en ai touché cinquante en le revendant là-bas ; les
légumes, acquis trois zlotys le kilo, m’en ont rapporté dix-huit. Jamais je n’avais
eu autant à manger depuis ce qui m’avait paru des siècles, et en plus je
détenais un petit capital qui me permettrait de faire des courses le lendemain.
    Nos journées de travail étaient fort monotones, en vérité. Nous
quittions le ghetto aux premières lueurs du jour, puis nous restions plantés
autour d’un tas de briques en feignant de nous activer jusqu’à cinq heures de l’après-midi.
Mes compagnons occupaient leur temps avec toutes sortes de négoces, se
demandant sans cesse quels vivres acheter, comment les rapporter
clandestinement dans le ghetto et quels profits en retirer ensuite. Moi, je
limitais mes achats et la revente à ce qu’il me fallait pour survivre. Il faut
dire que mes pensées étaient accaparées par le sort de mes proches : où étaient-ils,
maintenant ? Dans quel camp avaient-ils été conduits ? Quelle pouvait
être leur existence là-bas ?
    Un vieil ami à moi est passé là où nous travaillions, un
jour. C’était Tadeusz Blumental, un Juif au physique tellement « aryen »
qu’il avait pu rester en dehors du ghetto, dissimulant aisément ses origines. Il
s’est montré très content de me revoir mais aussi attristé de me découvrir dans
un contexte aussi adverse. Il m’a donné quelque argent en promettant de m’aider :
une femme allait se présenter le lendemain, m’a-t-il dit à voix basse, et si j’arrivais
à déjouer la surveillance elle me conduirait à une cachette en ville. Elle est
en effet apparue en temps et heure ; malheureusement, c’était pour m’annoncer
que les gens chez qui j’aurais dû être hébergé ne voulaient pas accepter de
Juifs.
    Une autre fois, c’est le directeur de l’Orchestre
philarmonique de Varsovie, Jan Dworakowski, qui m’a reconnu alors qu’il
traversait la place. Sincèrement ému, il m’a serré dans ses bras en m’interrogeant
sur mon état et celui de ma famille. En apprenant qu’ils avaient été emmenés
loin de la capitale, il m’a lancé un regard dont la compassion m’a
particulièrement frappé, il s’apprêtait à dire quelque chose lorsqu’il s’est
ravisé au dernier moment.
    « Que croyez-vous qu’il va leur arriver, maintenant ?
lui ai-je demandé, envahi par un regain d’anxiété.
    — Wladyslaw ! Il a pris mes mains dans les siennes,
les a serrées avec effusion. Il vaut sans doute mieux que vous sachiez… Parce
que vous serez sur vos gardes, au moins. Il a hésité quelques secondes avant de
continuer dans un murmure : Vous ne les reverrez plus jamais, Wladyslaw. »
    Il s’est détourné, s’est éloigné en hâte mais, soudain, il
est revenu vers moi pour une nouvelle accolade. Je n’étais pas en état de
répondre à ses manifestations de sympathie, pourtant. Inconsciemment, j’avais
toujours su que les sornettes allemandes à propos des « excellentes
conditions de travail » qui auraient attendu les Juifs dans les camps de l’Est
polonais étaient des mensonges, que nous ne pouvions attendre des nazis que la
mort. À l’instar de tous les autres habitants du ghetto, toutefois, j’avais
voulu croire que cette fois il pourrait en être autrement, que leurs promesses
étaient à prendre au sérieux. Chaque fois que je pensais aux êtres aimés, je m’efforçais
de les imaginer en vie. Confrontés à de terribles difficultés, certes, mais
bien vivants, ce qui me laissait l’espoir de les revoir un jour ou l’autre, finalement.
En quelques mots, Dworakowski avait fait voler en éclats l’édifice trompeur que
je m’étais acharné à maintenir sur pied. C’est seulement bien plus tard que je
suis arrivé à reconnaître qu’il avait eu raison de me parler ainsi : la
perte de mes illusions, la reconnaissance de l’inéluctabilité de la mort m’ont
conféré l’énergie nécessaire pour que je parvienne à survivre au moment
critique.
    J’ai passé les jours suivants dans une hébétude de somnambule.
Je me levais le matin comme un automate, j’accomplissais une

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