Le pianiste
promiscuité forcée restait enfermée en elle-même.
La toute première nuit passée là, sur mon lit de planches, j’ai fait un rêve
qui m’a plongé dans un extrême découragement tant il semblait venir confirmer
mes pressentiments quant au sort de ma famille. Henryk m’est apparu, s’est penché
au-dessus de moi et m’a dit : « Nous sommes morts, voilà. »
Nous avons été réveillés à six heures du matin par des
allées et venues dans le couloir, des voix fortes, des bruits insistants :
les ouvriers qui travaillaient à la rénovation du palais du commandement SS à
Varsovie, allées Ujazdowskie, partaient au travail. Ils étaient des « privilégiés »
en ce qu’ils avaient droit à une roborative soupe à la viande avant de se
mettre en route, de quoi soutenir leur organisme plusieurs heures durant. Nous
sommes sortis peu après eux, le ventre pratiquement creux après avoir avalé un
bol de brouet aqueux. Il faut dire que ses modestes vertus nutritionnelles
étaient à la mesure de l’humilité de notre tâche, puisque nous étions affectés
au nettoyage de la cour du Conseil juif…
Le lendemain, j’ai été assigné avec Prozanski et le fils
adolescent de ce dernier au bâtiment qui abritait les magasins du Conseil juif
et les logements de ses hauts fonctionnaires. Il était deux heures de l’après-midi
quand le coup de sifflet habituel aux Allemands, accompagné des non moins
habituels hurlements, a convoqué tout le monde dans la cour. Malgré tout ce que
nous avions déjà enduré des nazis, nous nous sommes transformés en statues de
sel. Deux jours plus tôt seulement nous avions reçu les numéros qui nous
assuraient de rester parmi les vivants, et c’était sans doute le cas de tous
ceux qui se trouvaient dans ce bâtiment ; une nouvelle sélection n’avait
donc aucun sens. Mais alors pourquoi nous appeler en bas ? Nous sommes
descendus en hâte et… oui, ils voulaient à nouveau nous trier. La macabre mise
en scène s’est encore une fois déroulée sous mes yeux : les SS aboyant sur
leurs victimes désespérées, séparant les familles, bousculant les uns vers la
gauche, les autres vers la droite, tout en distribuant horions et insultes. Et
à nouveau notre groupe a été épargné, à quelques exceptions près, dont le fils
de Prozanski, un garçon charmant que j’avais tout de suite pris en affection
dans le court laps de temps où nous avions été amenés à cohabiter. Je n’essaierai
pas de décrire l’affliction de ses parents. À cette époque, dans le ghetto, des
milliers de mères et de pères ont eu à passer par un tel chagrin.
Ce jour-là, un aspect particulièrement significatif de la
sélection est apparu au grand jour : les familles d’importants
responsables de la communauté juive achetaient leur survie aux yeux de tous, sur
les lieux même du triage, et les soi-disant incorruptibles officiers de la
Gestapo empochaient leurs gains. Mais comme il fallait bien remplir les quotas
les Allemands ont envoyé à l’ Umschlagplatz des menuisiers, des soudeurs,
des coiffeurs, des barbiers et autres travailleurs qualifiés qui auraient pu
leur être d’une réelle utilité. J’ajouterai que le jeune Prozanski allait
réussir à s’évader de l’ Umschlagplatz et donc à rester en vie un peu
plus longtemps.
Quelque temps après, le chef de notre unité de travailleurs
m’a annoncé qu’il avait réussi à me faire nommer dans le groupe affecté à la
reconstruction de la caserne SS située dans le lointain faubourg de Mokotow. Je
serais mieux nourri et ma situation en général s’en trouverait améliorée, m’a-t-il
assuré.
La réalité était fort différente. D’abord, je devais me
réveiller deux heures plus tôt qu’avant et franchir à pied une bonne douzaine
de kilomètres à travers la ville. Déjà épuisé par cette marche, j’étais forcé
de m’atteler aussitôt à des tâches qui dépassaient de beaucoup mes forces
physiques, charriant des briques entassées dans mon dos, des seaux de mortier, des
barres de fer. J’aurais pu encore m’en tirer à peu près si les contremaîtres SS,
futurs habitants de ces bâtisses, n’avaient pas jugé que nous étions trop lents.
Ils nous houspillaient sans arrêt, nous obligeaient à courir avec notre charge
et au moindre signe de faiblesses ils tombaient sur le lambin avec des fouets
dont les mèches en cuir étaient renforcées de billes d’acier.
Je n’aurais certainement pas
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