Le pianiste
Majorek à part et je lui ai demandé de téléphoner à
certaines de mes relations lorsqu’il serait en ville en les priant d’essayer de
me faire sortir du ghetto par un moyen ou un autre, puis de me cacher quelque
part. Cet après-midi-là, j’ai guetté son retour le cœur battant. Quand il est
réapparu, il était porteur de mauvaises nouvelles : tous ses
interlocuteurs avaient répondu qu’ils ne pouvaient prendre le risque d’abriter
un Juif chez eux. Ils s’étaient même montrés ulcérés que j’aie caressé pareil
projet, car ce genre d’infraction valait la peine capitale, enfin ! Il ne
fallait pas compter sur leur aide, donc. Mais d’autres se montreraient
peut-être moins inhumains, qui sait ? L’essentiel, c’était de ne pas
perdre l’espoir.
Le nouvel an approchait. Le 31 décembre 1942, un convoi de
camions chargés de charbon s’est présenté, surcroît de travail inattendu. Nous
avons dû tous les vider dans la journée et stocker le combustible dans la cave
de l’immeuble de la rue Narbutt. La tâche, fort pénible, a demandé plus de temps
que nos gardes ne l’avaient prévu et au lieu de rentrer au ghetto à six heures
comme chaque soir il faisait déjà nuit noire lorsque nous avons quitté les
lieux.
Nous revenions toujours par le même chemin, par groupes de
trois : rue Polna, puis Chalubinski, puis Zelazna jusqu’au ghetto. Nous
étions déjà sur Chalubinski quand des cris surexcités sont montés de la tête de
notre colonne. Tout le monde s’est arrêté et il nous a fallu quelques secondes
pour comprendre ce qui se passait. Par pur hasard, les travailleurs qui
ouvraient la marche avaient croisé deux SS saouls comme des barriques, dont l’un
d’eux n’était autre que Tchic-Tchac. Ils leur étaient tombés dessus avec leurs
fouets, qu’ils gardaient avec eux même pendant leurs beuveries. Une avalanche
de coups systématique, rangée par rangée, est arrivée jusqu’à nous. Lorsqu’ils
ont fini par se lasser, ils se sont écartés de quelques pas, ont dégainé et
Tchic-Tchac a hurlé : « Les intellectuels, ils sortent des rangs ! »
Leurs intentions ne faisaient aucun doute : ils
allaient nous tuer sur place. Je ne savais comment réagir. Ne pas bouger
risquait de les énerver encore plus et ils étaient fort capables d’inspecter la
colonne eux-mêmes, de nous entraîner de côté, de nous frapper encore puis de
nous abattre pour ne pas avoir obtempéré aussitôt. Le Dr Zajczyk, un historien
et maître de conférences qui était à ma droite, frissonnait de peur tout comme
moi. Il hésitait, lui aussi, mais dès qu’ils ont réitéré leur ordre nous sommes
sortis des rangs sans plus attendre. Nous étions sept, en tout. Je me suis
retrouvé à nouveau face à Tchic-Tchac, qui a entrepris de m’invectiver
personnellement : « Je vais t’apprendre la discipline, moi ! Pourquoi
vous avez mis tout ce temps ? Il agitait son revolver sous mon nez. Vous
deviez être ici à six heures et il en est dix ! »
J’ai gardé le silence, persuadé qu’il allait me tirer une
balle dans le crâne d’un instant à l’autre, quelle qu’ait été ma réaction. Il m’a
fixé un moment de son regard opaque avant d’aller se placer sous le réverbère
en chancelant. Là, il a annoncé d’une voix étonnamment ferme : « Vous
autres, les sept ! Vous êtes responsables de reconduire la colonne jusqu’au
ghetto. Allez, en marche ! »
Nous nous sommes remis en route mais il a vociféré aussitôt :
« Stop ! Revenez ! » Cette fois, c’est le Dr Zajczyk qui s’est
retrouvé nez à nez avec le SS ivre, lequel l’a saisi par le collet et lui a
demandé en le secouant : « Tu sais pourquoi je vous ai frappés ? »
Comme le docteur restait coi, il a insisté : « Alors,
tu sais pourquoi ? »
Un homme qui se tenait un peu plus loin, visiblement affolé,
a osé risquer un timide :
« Pourquoi ?
— Pour vous rappeler que c’est le nouvel an, imbéciles ! »
Alors que nous avions reformé les rangs, il nous a lancé
encore un autre ordre inattendu : « Chantez ! » Nous l’avons
observé, surpris. Il a manqué perdre l’équilibre, s’est rétabli en lâchant un
rot sonore : « Chantez quelque chose de gai ! » Très amusé
par sa plaisanterie, il a commencé à s’éloigner. Soudain, il s’est arrêté et il
nous a invectivés, d’un ton menaçant : « Et chantez bien, et chantez
fort ! »
Je ne sais pas
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