Le pianiste
pas venu à
mon aide. Un heureux coup de malchance, pourrait-on dire : un jour, j’ai
glissé en portant du mortier et je me suis foulé la cheville. Constatant que j’étais
désormais inapte au travail de construction, l’ingénieur Blum m’a fait verser
au service des fournitures. On était déjà fin novembre : quelques jours de
plus dans la froidure du chantier et je n’aurais pu sauver mes mains.
Les derniers ouvriers à travailler allées Ujazdowskie
étaient maintenant transférés chez nous, et avec eux la plupart des gardes SS
qui les avaient tourmentés là-bas. Parmi eux s’est présenté un matin au 8 de la
rue Narbutt celui qui allait devenir le fléau de notre existence, un être d’une
cruauté perverse dont nous ignorions l’identité mais que nous avons vite
surnommé « Tchic-Tchac ». Il avait une manière bien à lui de
persécuter les gens, qui lui procurait un plaisir quasiment érotique. S’il
voulait punir quelqu’un, il lui ordonnait de se pencher en avant, coinçait la tête
de sa victime entre ses cuisses et se déchaînait sur son derrière avec un knout,
livide de rage, en sifflant entre ses dents serrées : « Tchic, tchac,
tchic, tchac… » Et il ne relâchait pas sa prise tant que l’autre ne s’était
pas évanoui de douleur.
Les rumeurs d’une prochaine « réinstallation » ont
à nouveau circulé dans le ghetto. Si elles étaient fondées, cela signifiait que
les Allemands poursuivaient notre complète extermination : nous n’étions que
soixante mille environ à être restés à Varsovie, alors quel besoin auraient-ils
eu de déporter encore un groupe aussi restreint ? L’idée d’une résistance
organisée était de plus en plus fréquemment évoquée. Les jeunes, en particulier,
étaient décidés à se battre. Ici et là, des tentatives ont été menées de
fortifier en secret des immeubles du ghetto qui pourraient servir de bastions
au cas où le pire devrait se produire. Il faut croire que les nazis ont eu vent
de ces préparatifs puisqu’ils se sont empressés d’annoncer par voie d’affiche
qu’aucune opération d’évacuation ne serait menée. C’était ce que nous
répétaient aussi nos gardes chaque jour, et pour se montrer encore plus
convaincants ils nous ont officiellement autorisés à acheter cinq kilos de
pommes de terre et une miche de pain par personne dans la partie « aryenne »
de la ville pour les rapporter dans le ghetto. Leur bienveillance est allée
jusqu’à permettre à un représentant de notre groupe de se déplacer librement
afin de réaliser ces achats pour nous tous. Nous avons choisi un garçon
courageux qui répondait au sobriquet de « Majorek », le Petit Major. Les
Allemands ne se doutaient pas que, sur nos instructions, il allait établir le
contact entre le mouvement de résistance clandestine du ghetto et les
organisations polonaises antinazies à l’extérieur.
La permission d’introduire une quantité déterminée de vivres
dans le ghetto a éveillé des vocations commerciales dans notre groupe. Chaque
matin, à notre départ, nous étions attendus par une petite foule qui proposait
à mes compagnons des ciuchy, des hardes de seconde main, en échange de
la nourriture qu’ils ramèneraient le soir.
Pour ma part, j’étais moins intéressé par ces transactions
que par les nouvelles dispensées par les revendeurs : les Alliés avaient
débarqué en Afrique, Stalingrad entrait dans son troisième mois de siège sans
capituler, et puis la résistance avait commencé à frapper au cœur de Varsovie, des
grenades avaient été jetées au Café-Club allemand… Chacune de ces informations
nous remontait le moral, confortait notre patience et nous renforçait dans la
certitude que les nazis seraient vaincus dans un proche avenir.
Bientôt, les premiers actes de représailles se sont produits
dans le ghetto, avant tout contre les collaborateurs et les éléments corrompus
de notre communauté. L’un des plus sinistres officiers de la police juive, Lejkin,
a été abattu. Il était tristement connu pour le zèle qu’il mettait à traquer
ses coreligionnaires et à livrer son quota de victimes à l’ Umschlagplatz. Peu
après, un certain First, l’homme de liaison entre la Gestapo et le Conseil du
ghetto, recevait la mort des mains de partisans juifs. Les traîtres parmi nous
ont appris ce qu’était la peur.
Je retrouvais peu à peu l’optimisme et le désir de survivre.
Un jour, j’ai pris
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