Le pianiste
milieu d’une
autre atteinte au règlement. J’étais au beau milieu du magasin, encore sous le
choc, et j’ai du redoubler d’efforts pour rester impassible. Ce n’est qu’après
avoir entendu les pas de Jung s’éloigner pour de bon dans le couloir, puis s’éteindre,
que je me suis hâté de vider mes sacs et de dissimuler les munitions sous un
tas de chaux qui s’élevait dans un coin. Et le soir venu, alors que nous
longions l’enceinte du ghetto, nous avons comme à l’habitude jeté notre
nouvelle livraison de cartouches et de grenades par-dessus le mur. Quel
soulagement !
Le 15 janvier, un vendredi, rendus furieux par leurs revers
sur le front et par la satisfaction évidente qu’ils procuraient aux Polonais, les
occupants ont repris leur chasse à l’homme, cette fois dans l’ensemble de la
ville et pendant trois journées entières, sans discontinuer. Matin et soir, en
nous rendant au travail ou en revenant au ghetto, nous ne pouvions que voir des
malheureux poursuivis et capturés en pleine rue. Des cohortes de fourgons de
police fonçaient vers les prisons et revenaient à vide pour emporter une autre cargaison
de futures victimes des camps de concentration. La répression a atteint une
telle intensité que les « Aryens » ont commencé à chercher refuge
dans le ghetto et qu’un nouveau paradoxe de la période d’occupation est apparu :
hier encore le plus dangereux des symboles, le bandeau frappé à l’étoile de
David est soudain devenu un bouclier protecteur, une sorte de garantie puisque
les Juifs n’étaient soudain plus la proie principale.
Au bout de deux jours, cependant, notre tour est arrivé. En
quittant mon logement le lundi matin, je n’ai pas vu notre groupe habituel
attendre au coin de la rue mais seulement quelques ouvriers, ceux qui avaient
été jugés indispensables, sans doute. En tant que « chef magasinier »,
je devais aussi appartenir à cette catégorie, il faut croire. Escortés par deux
policiers nous nous sommes dirigés vers la porte du ghetto : alors qu’en
temps normal elle n’était gardée que par des fonctionnaires juifs une unité de
la police allemande au complet y avait été déployée et contrôlait systématiquement
les documents des Juifs qui allaient rejoindre leur poste de travail à l’extérieur.
Un garçon d’une dizaine d’années est passé en courant sur le
trottoir. Il était très pâle, et si effrayé qu’il en a oublié d’enlever sa
casquette devant le policier allemand qui arrivait en sens inverse. Celui-ci s’est
arrêté et, sans articuler un mot, il a sorti son pistolet, l’a braqué contre la
tempe du petit et a fait feu. Le gamin est tombé, les bras agités de
soubresauts, puis tout son corps s’est raidi et il a expiré. Imperturbable, l’Allemand
a remis son arme à la ceinture avant de poursuivre sa route. Je l’ai observé de
là où je me trouvais. Il n’avait pas les traits d’une brute endurcie, ni même l’air
d’être en colère. C’était un homme « normal », posé, qui venait d’accomplir
l’une de ses multiples tâches quotidiennes et l’avait aussitôt éliminée de son
esprit car des missions autrement plus importantes l’attendaient…
Nous étions déjà de l’autre côté lorsqu’une fusillade a
éclaté derrière nous. Pour la première fois, c’étaient des groupes d’ouvriers
juifs qui, sur le point d’être encerclés dans le ghetto, répondaient à la
terreur nazie par les armes.
Nous avons continué à marcher, perdus dans de sombres
pensées, nous demandant ce qui allait maintenant se passer dans le ghetto. De
toute évidence, une nouvelle phase de sa destruction venait de commencer. Le
petit Prozanski, celui-là même qui avait échappé à une précédente rafle, était
à mes côtés. Il se rongeait d’inquiétude à propos de ses parents, qui étaient
restés dans notre chambre commune : avaient-ils réussi à se cacher assez
vite pour échapper à la déportation ? Quant à moi, j’avais mes propres
soucis, d’une tout autre nature en vérité. J’avais laissé mon stylo à encre et
ma montre sur la table là-bas. Tout ce que je possédais au monde. Or j’avais
prévu de les vendre si je réchappais à cette dernière opération et de subsister
quelques jours avec cet argent, le temps de trouver une cachette avec l’aide de
mes amis.
Ce soir-là, nous ne sommes pas rentrés au ghetto. On nous a
temporairement cantonnés rue Narbutt et ce n’est
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