Le pianiste
que plus tard que nous avons
pu apprendre ce qui était arrivé de l’autre côté des murs. Plutôt que de se
laisser emporter vers la mort, les gens s’étaient défendus avec acharnement. Ils
s’étaient réfugiés dans des caches aménagées à l’avance pendant que les femmes
versaient de l’eau dans les escaliers pour que les Allemands glissent sur les
marches verglacées et soient retardés en montant aux étages supérieurs. Dans d’autres
immeubles, les habitants s’étaient sommairement barricadés et avaient accueilli
les SS par un feu nourri, décidés à périr l’arme à la main et non dans les
chambres à gaz. À l’hôpital juif, les nazis avaient traîné dehors les malades à
peine vêtus, les avaient entassés dans des camions à ridelles, en plein froid, et
les avaient envoyés à Treblinka. Mais grâce à cette première manifestation de
résistance juive organisée ils n’ont pu rafler qu’environ cinq mille personnes,
en l’espace de cinq jours, soit la moitié seulement du nombre qu’ils s’étaient
fixé.
Le cinquième soir, Tchic-Tchac nous a annoncé que l’opération
visant à « épurer le ghetto de ses éléments parasitaires » était
terminée et que nous pouvions retourner à nos quartiers habituels. Nous avons
franchi la porte le cœur serré. Les rues offraient un spectacle désolant :
les trottoirs étaient parsemés de verre brisé, les plumes des oreillers
éventrés s’amassaient dans les caniveaux, volaient en tous sens, chaque coup de
vent produisant une averse de neige à rebours qui s’élevait du sol au lieu de
tomber du ciel. Partout, des cadavres. Le silence était si profond que les
façades nous renvoyaient l’écho de nos pas comme si nous étions engagés dans un
ravin de montagne encaissé. Notre chambre était déserte mais elle n’avait pas
été pillée. Rien n’avait bougé depuis que les parents Prozanski, qui figuraient
sur la liste des personnes à déporter, avaient quitté les lieux : les lits
encore défaits, du café qu’ils n’avaient pas eu le temps de finir encore dans
une casserole sur le poêle éteint… J’ai retrouvé mon stylo et ma montre là où
je les avais laissés.
Il fallait agir très vite, maintenant, et sans la moindre
hésitation. La prochaine opération allait sans doute se produire d’ici peu et
cette fois je risquais d’être parmi les victimes. Par l’intermédiaire de
Majorek, j’ai rétabli le contact avec un couple d’amis. Il s’agissait de deux
jeunes artistes, Andrzej Bogucki, un acteur, et son épouse, une chanteuse qui
se produisait sous son nom de jeune fille, Janina Godlewska. Un jour, Majorek m’a
prévenu qu’ils allaient venir vers six heures du soir. J’ai profité du moment
où les travailleurs non juifs quittaient le chantier pour me glisser dehors. Ils
étaient là tous les deux, non loin de la porte. Nous avons rapidement conféré. Je
leur ai remis les partitions de mes œuvres, mon stylo et ma montre, bref tout
ce que je voulais emporter avec moi et que j’avais déjà sorti du ghetto et
caché dans l’entrepôt en prévision de ma fuite. Nous étions convenus que
Bogucki m’attendrait le samedi suivant à cinq heures : c’était le moment
où un général SS devait inspecter les travaux de l’immeuble et je comptais sur
l’agitation que cette visite allait susciter pour m’esquiver discrètement.
Entre-temps, l’atmosphère n’avait cessé de se tendre dans le
ghetto. Une sourde appréhension étreignait ses habitants. Le commandant en chef
de la police juive, le colonel Szerynski, s’était suicidé. Les nouvelles qu’il
avait reçues devaient être accablantes puisque même lui, le plus fidèle
collaborateur des Allemands, l’homme dont les occupants avaient le plus besoin
et qui aurait été le dernier à être déporté, n’avait plus eu d’autre issue que
de se donner la mort.
Chaque jour, des Juifs se glissaient parmi nous lorsque nous
nous rendions au chantier, dans l’espoir de trouver refuge en quartier « aryen ».
Ils étaient rares à y parvenir car les espions fourmillaient de l’autre côté, agents
stipendiés ou simples volontaires qui repéraient un Juif fugitif, attendaient
qu’il se trouve dans une ruelle déserte et fondaient sur lui en le dépouillant
de son argent et de ses bijoux sous la menace de le livrer aux nazis. Habituellement,
d’ailleurs, c’est ce qu’ils faisaient après leur avoir extorqué une rançon.
Ce samedi
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