Le pianiste
fatidique, mes nerfs m’ont tourmenté dès les
premières heures du matin. Mon plan allait-il réussir ? Le moindre faux
pas pouvait m’être instantanément fatal. Dans l’après-midi, le général est
arrivé comme prévu pour sa tournée d’inspection et les SS, très occupés, ont
relâché leur surveillance. Vers cinq heures, les ouvriers non juifs ont terminé
leur journée de travail. J’ai enfilé mon manteau. Pour la première fois en
trois ans, j’ai retiré de ma manche le brassard à l’étoile bleue. Je me suis
glissé par le portail avec eux.
Bogucki m’attendait à l’angle de la rue Wisniowa. Le
programme se déroulait ainsi que nous en étions convenus, jusqu’à ce point. En
m’apercevant, il s’est mis à marcher rapidement et je l’ai suivi à quelques pas
de distance, le bas du visage dissimulé dans mon col relevé, les yeux
écarquillés afin de ne pas perdre sa trace dans la pénombre puisque les artères,
désertes, disposaient seulement de l’éclairage minimum imposé par l’occupant
depuis le début de la guerre. Je devais juste prendre garde de ne pas croiser
un Allemand au pied d’un réverbère, pour le cas où il apercevrait mes traits. Nous
allions très vite, en prenant des raccourcis, et cependant le chemin m’a paru
interminable avant que nous ne parvenions au but : le 10 de la rue
Noakowski, où j’allais me cacher dans un studio d’artiste au cinquième étage qu’utilisait
parfois Piotr Perkowski, à cette époque l’un des dirigeants du cercle de
musiciens polonais qui luttaient clandestinement contre les nazis. Nous avons
gravi les escaliers quatre à quatre. Janina Godlewska guettait notre arrivée
dans le studio. Elle avait les traits tirés et paraissait angoissée mais à
notre vue elle a poussé un soupir de soulagement.
« Ah ! vous êtes là, enfin ! a-t-elle soufflé
en levant ses deux mains jointes au-dessus de sa tête. Puis, à mon adresse :
Andrzej était déjà parti vous chercher quand je me suis rendu compte de la date
d’aujourd’hui… Le 13 février. Wladyslaw ! Avoir de la chance le 13 ! »
13
Scène de ménage chez les voisins
Le studio d’artiste qui allait m’abriter pendant un moment
était une vaste pièce sous un toit vitré, avec un petit cagibi sans fenêtre de
chaque côté. Le lit de camp que les Bogucki m’avaient procuré était
merveilleusement confortable après toutes les nuits que j’avais passées sur des
gravats. Et puis le pur bonheur était tout simplement de ne plus avoir à
supporter la vue des Allemands, leurs cris, la menace permanente qu’un SS ait
soudain envie de me battre, voire de me tuer. Pendant toutes ces journées, je m’efforçais
de ne pas penser aux épreuves qui m’attendaient encore tant que la guerre ne
serait pas terminée… si je restais en vie jusque-là, bien sûr. J’ai été
profondément soulagé par la nouvelle que Janina Bogucka m’a apportée un matin :
en Ukraine, les troupes soviétiques avaient repris Kharkov. Mais qu’allait-il
se passer pour moi ? Je comprenais que je ne pourrais pas rester
indéfiniment ici car Perkowski devait trouver très vite un locataire officiel, les
autorités allemandes ayant annoncé la tenue prochaine d’un recensement qui
permettrait aux policiers de fouiller tous les logements afin de vérifier si
leurs occupants étaient dûment enregistrés et autorisés à résider à Varsovie. Presque
chaque jour, des gens à la recherche d’une location venaient visiter le studio
et je devais alors me cacher dans l’un des cagibis, porte fermée.
Au bout de deux semaines, Bogucki a mis au point un nouveau
plan avec l’ancien directeur musical de la radio polonaise, mon supérieur d’avant
guerre, Edmund Rudnicki. Celui-ci s’est présenté un soir en compagnie d’un
certain Gebsczynski, un ingénieur qui habitait avec sa femme au rez-de-chaussée
du même immeuble : c’était dans son appartement que j’allais vivre
désormais. Peu après, mes mains se posaient sur un clavier pour la première
fois en l’espace de sept mois. Sept mois au cours desquels j’avais perdu tous
les êtres aimés, survécu à la liquidation du ghetto et aidé à démolir ses murs
en coltinant de la chaux et des briques… J’avais d’abord résisté aux invites de
Mme Gebsczynska mais j’ai finalement cédé : mes doigts gourds ont
parcouru péniblement les touches, produisant des sons qui m’ont semblé étranges,
irritants.
Le même soir,
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