Le pianiste
rafler les provisions qui s’y
trouvaient, ils ont quitté les lieux.
Dans la nuit, j’ai entendu des bruits suspects à ma porte. Quelqu’un
a fait tourner la serrure et enlevé le cadenas, mais n’est pas allé plus loin. Au
contraire, ce mystérieux visiteur a tourné les talons puis dévalé les escaliers
en courant. Quelle signification cela pouvait-il avoir ? Ce jour-là, j’avais
vu des tracts voler dans toute la rue. « On » les avait jetés là, certes,
mais qui ?
Le lendemain, vers midi, la panique a de nouveau saisi l’immeuble.
Les gens couraient d’un étage à l’autre, s’interpellaient. En mettant bout à
bout les exclamations terrorisées que je pouvais saisir, j’ai fini par
comprendre que les Allemands avaient encerclé le bâtiment et qu’il fallait l’évacuer
au plus vite car ils se disposaient à le détruire au canon. Ma première
réaction a été de m’habiller et de me ruer dehors mais j’y ai aussitôt renoncé
– il suffirait que j’apparaisse sur le trottoir pour être immédiatement abattu
par les SS. J’ai entendu des coups de feu en bas, puis une voix perçante, suraiguë,
s’est élevée : « Tout le monde dehors, s’il vous plaît ! Sortez
tous, s’il vous plaît ! »
J’ai entrebâillé la porte pour jeter un coup d’œil à la cage
d’escalier, qui était à nouveau vide et silencieuse, puis je suis descendu au
palier intermédiaire pour gagner la fenêtre qui donnait rue Sedziowska. Le
canon d’un char était pointé juste sur l’étage de mon appartement. Soudain, il
y a eu un éclair aveuglant, le véhicule a reculé d’une secousse et j’ai été
assourdi par le bruit tandis qu’un mur s’écroulait non loin. Des soldats aux
manches relevées couraient en tous sens avec des bidons métalliques à la main. Bientôt,
une fumée noire venue de la base de la façade a commencé à monter dans l’escalier.
Plusieurs SS se sont jetés dans l’immeuble et je les ai entendus gravir les
étages. En quelques secondes, j’étais retourné m’enfermer dans le studio, j’avais
versé dans ma paume le contenu du flacon de somnifères que je gardais depuis
mes douleurs au foie et j’avais ouvert ma petite fiole d’opium, bien décidé à
avaler les comprimés et la drogue dès qu’ils seraient à ma porte.
Et puis sur une impulsion que je serais encore incapable d’analyser
rationnellement, un appel de l’instinct de survie, j’ai changé tous mes plans. Déjà
j’étais ressorti sur le palier et j’avais agrippé l’échelle qui conduisait au
grenier. Je l’ai escaladée, tirée à moi puis j’ai refermé la trappe d’accès. Pendant
ce temps, les Allemands étaient au troisième, frappant à chaque appartement
avec la crosse de leurs fusils. L’un d’eux s’est risqué au quatrième et il est
entré dans mon studio, mais ses comparses devaient trouver qu’il devenait
dangereux de s’attarder ici car ils l’ont hélé avec insistance : « Allez,
on se tire de là, Fischke ! »
J’ai attendu que leurs pas précipités s’éteignent au
rez-de-chaussée pour quitter en rampant le grenier, où je risquais d’être
asphyxié d’un moment à l’autre par l’épaisse fumée sortie des conduits de
ventilation de tout le bâtiment. Revenu dans ma chambre, j’ai voulu me
persuader qu’ils avaient seulement mis le feu aux étages inférieurs en guise d’avertissement,
et que mes voisins allaient revenir dès que leur permis de résidence aurait été
vérifié. Prenant un livre au hasard, je me suis installé sur le canapé et me
suis efforcé de me plonger dans la lecture. Comme je n’arrivais pas à en
retenir un seul mot, toutefois, j’ai reposé le livre et j’ai fermé les yeux, résigné
à patienter jusqu’à ce que mes oreilles surprennent une voix humaine dans les
parages.
C’est seulement au crépuscule que je me suis décidé à m’aventurer
une nouvelle fois sur le palier. Entre-temps, le studio s’était empli de
vapeurs et de fumerolles tandis que les lueurs de l’incendie teintaient ma
fenêtre en rouge. Dans la cage d’escalier, la fumée était si dense que je ne
distinguais plus les barres de la rampe. Les craquements secs du brasier en
pleine activité montaient d’en bas, ponctués par la déflagration des poutres en
train de se rompre et le fracas des meubles dégringolant des planchers éventrés.
Comme il était désormais impossible de descendre, je suis allé à la fenêtre du
palier.
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