Le pianiste
L’immeuble était encerclé par un cordon de SS qui se tenaient à quelque
distance. Aucun civil en vue. Il était clair que le feu faisait rage dans toute
la bâtisse et que les Allemands attendaient simplement qu’il parvienne jusqu’à
la charpente.
Telle allait donc être ma mort, finalement… Elle qui m’avait
guetté sans relâche depuis cinq ans, et à laquelle j’avais pu échapper jour
après jour, elle me rattrapait ici, en cet instant. J’avais souvent tenté d’imaginer
sous quel masque elle se présenterait à moi, j’avais envisagé d’être capturé, torturé
puis fusillé ou jeté dans une chambre à gaz, mais je n’ai jamais eu l’idée que
je finirais brûlé vif.
Je ne pouvais que rire de l’insondable ingéniosité du destin,
capable de me surprendre au tout dernier moment. Je me sentais très calme, apaisé
par la certitude absolue que je ne pouvais plus rien faire pour en changer le
cours. Mes yeux erraient à travers la pièce, dont la fumée rendait maintenant
les contours indistincts. Dans cette pesante obscurité, je ne reconnaissais
plus ces lieux, ils me semblaient chargés de mystère. J’avais de plus en plus de
mal à respirer, j’étais pris de vertiges et un bourdonnement continu résonnait
dans mon crâne : les signes avant-coureurs de l’asphyxie à l’oxyde de
carbone.
Je suis retourné m’étendre sur le canapé. Pourquoi me
laisser dévorer par les flammes quand je pouvais encore m’échapper grâce aux
barbituriques, ai-je soudain pensé. Et comme cette mort allait être plus facile
que celle qu’avaient connue mes parents, mes sœurs et mon frère, gazés à Treblinka !
En ces ultimes minutes, je me suis efforcé de ne penser qu’à eux, à eux seuls.
J’ai retrouvé les comprimés. Je les ai versés dans ma bouche
et j’ai avalé. Je cherchais la fiole d’opium pour rendre la fin plus certaine
mais je n’ai pas eu le temps de l’atteindre : sur un estomac vide, affamé
depuis des jours, l’action des somnifères a été fulgurante.
J’ai sombré dans l’inconscience.
16
Une ville meurt
Je suis resté en vie. Ainsi, les barbituriques étaient moins
puissants que je ne l’avais cru… Je me suis réveillé à sept heures du matin, nauséeux,
les tympans bourdonnants, les tempes douloureuses sous la pulsation affolée de
mon sang, les yeux hors de la tête, les membres ankylosés. En réalité, c’est un
désagréable chatouillement à la gorge qui m’a tiré du sommeil : une mouche
se déplaçait sur mon cou, aussi abrutie par la fumée que moi, à demi morte
également. Il m’a fallu réunir toutes mes forces pour commander à ma main de la
chasser de là.
J’avoue que ma première réaction n’a pas été la déception d’avoir
raté ma mort mais au contraire la joie de me découvrir toujours vivant. Avec
une délectation primale, enivrante, je savourais le simple fait d’être encore
là, d’avoir été prisonnier d’un immeuble en flammes et d’en avoir réchappé. La
question était maintenant de continuer à survivre.
Je suis resté un moment sans bouger, à retrouver mes esprits,
puis j’ai glissé à bas du divan et je me suis traîné jusqu’à la porte. L’atmosphère
était encore chargée de particules noircies, la poignée tellement brûlante qu’à
ma première tentative je l’ai lâchée aussitôt. Surmontant la douleur, j’ai fini
par la tourner. La fumée était moins dense sur le palier que dans le studio, même
si elle continuait à affluer par les hautes baies calcinées qui délimitaient
hier encore la cage d’escalier. En tout cas elle ne masquait plus les marches. Il
était désormais possible de s’y risquer.
Serrant les dents, j’ai attrapé la rampe et je me suis
engagé dans les escaliers. Le troisième étage avait été ravagé par les flammes,
qui ne trouvaient plus que les embrasures des portes sur lesquelles s’activer. Derrière
elles, dans l’air surchauffé, des restes de meubles rougeoyaient encore en tas
cendreux, une lueur incandescente dessinant l’espace qu’ils avaient jadis
occupé.
Aux abords du premier étage, un cadavre carbonisé obstruait
les marches. Il était pris dans la gangue brûlée de ses vêtements, et
horriblement enflé. Si je voulais poursuivre mon chemin, j’étais obligé de
passer par-dessus. Je me suis préparé à l’enjamber péniblement mais à ma
première tentative mon pied a été arrêté par le ventre distendu et j’ai perdu
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