Le pianiste
ont été
soumis à des bombardements aériens et de nouveaux lâchers eurent lieu sur le
centre. Parallèlement, le grondement des canons à l’est s’est à nouveau
renforcé.
Ce n’est que le 5 octobre que j’ai vu des groupes de
rebelles escortés hors de la ville par des hommes de la Wehrmacht. Certains
portaient l’uniforme polonais, d’autres étaient en civil, avec seulement un
brassard rouge et blanc au bras. Leur apparence contrastait fortement avec
celle des soldats qui les surveillaient, impeccables, bien nourris, pleins de
morgue et couvrant de quolibets leurs prisonniers tout en photographiant ou en
filmant cette preuve patente de l’échec de la rébellion. Maigres, sales, chancelants,
les captifs ne prêtaient aucune attention aux simagrées de leurs geôliers. On
aurait cru qu’ils descendaient l’allée Niepodleglosci de leur propre gré, conservant
une grande discipline dans leurs rangs, les plus valides aidant les blessés à
marcher, les yeux fixés droit devant eux, sans un regard pour le champ de
ruines qu’ils étaient en train de traverser. Oui, malgré leur piètre allure ils
donnaient l’impression que la défaite n’était pas pour leur camp.
Ensuite, l’exode des civils encore présents dans la capitale
s’est écoulé par l’avenue huit jours durant, d’abord en masse puis en groupes
toujours plus restreints. C’était comme de voir le sang et la vie s’échapper d’un
homme tout juste assassiné, à gros bouillons qui s’amenuisent peu à peu… Les
derniers sont passés au pied de mon immeuble le 14 octobre, alors que la nuit
était déjà tombée : une petite horde de traînards que des SS poussaient en
avant et que j’ai suivis des yeux, à peine penché à la fenêtre dont le cadre
avait brûlé, jusqu’à ce que les ténèbres engloutissent ces silhouettes fuyantes,
déformées par leurs pauvres baluchons.
Je restais seul, désormais, avec pour toutes ressources une
poignée de biscottes et plusieurs baignoires d’eau noircie. Combien de temps
allais-je survivre dans ces conditions, alors que les jours raccourcissaient à
l’approche de l’automne et que la menace de l’hiver approchait ?
17
La gnôle ou la vie
Je vivais dans une solitude extrême, unique. J’étais seul
dans un immeuble abandonné, dans un quartier déserté, mais aussi au milieu d’une
ville entière, qui deux mois plus tôt seulement vibrait d’une population d’un
million et demi d’âmes, et comptait parmi les plus riches cités d’Europe. Elle
était maintenant réduite aux cheminées des bâtiments effondrés qui pointaient
encore vers le ciel, à quelques murs épargnés par les bombes. Une ville de
ruines et de cendres sous lesquelles gisaient la culture millénaire de mon
peuple et des centaines de milliers de victimes en train de pourrir dans la
chaleur d’un bel automne, dégageant une odeur innommable.
Il y avait cependant des êtres qui se risquaient furtivement
dans ces décombres : la canaille venue des abords de la ville, une pelle
sur l’épaule, pour fouiller les caves à la recherche d’un quelconque butin et
pour rôder tant que le jour durait. Une fois, l’un de ces pillards a choisi mon
immeuble. Il était exclu que je le laisse me voir. Personne ne devait connaître
ma présence ici. Alors qu’il s’était déjà aventuré deux étages plus bas, j’ai
hurlé d’une voix brutale, menaçante : « Qu’est-ce que c’est ? Fiche
le camp ! Rrrraus ! » Il a décampé tel un rat aux abois :
le dernier des gueux mis en fuite par les cris du dernier pauvre diable encore
en vie dans ces parages…
Vers la fin octobre, alors que je me trouvais en observation
dans le grenier, une de ces bandes de hyènes a été pincée par les Allemands. J’entendais
les malfrats tenter de se tirer d’affaire en criant : « On vient de
Pruszkow, de Pruszkow ! » et en montrant l’ouest avec de grands
gestes. Les soldats ont pris quatre de ces hommes, les ont alignés contre un mur
et les ont abattus au revolver, sourds à leurs supplications pleurnichardes. Puis
ils ont obligé les autres à creuser une fosse dans le jardin d’une des villas
et à jeter les corps dedans avant de disparaître dare-dare. Depuis cet incident,
même les voleurs ont évité ce secteur et ma solitude a été complète.
Novembre approchant, le froid s’est installé, notamment la
nuit. Pour ne pas basculer dans la folie, j’ai résolu de me fixer une
discipline de vie
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