Le piège
qu’un homme qui, avant la guerre, découvrait
derrière tous les actes de la plupart de ses semblables un besoin intolérable d’autorité,
qui avait eu pour Hitler une sorte de haine personnelle, se fût condamné à une
claustration complète plutôt que de coudoyer un Allemand. Il n’en était rien.
Une heure à peine après son arrivée, Bridet comprit que son beau-frère, bien
loin de se dresser de toutes ses forces contre l’occupant, avait vu au
contraire dans cette présence un moyen de se venger de ses compatriotes et de
prendre la place qui lui revenait, croyait-il, depuis longtemps.
Bridet passa la journée du lendemain à
revoir ses amis. L’accueil qu’il reçut le déçut. Il constata que les liens de l’amitié
doivent être bien forts pour résister à un malheur national. Il avait cru qu’un
tel malheur eût donné à tous une façon de sentir et de penser semblable. Or, à
chaque visite qu’il avait rendue, il avait eu la surprise de se trouver en
présence d’un homme qui semblait la victime d’un malheur personnel et quand il
avait essayé d’atténuer la peine de son interlocuteur en disant qu’il souffrait
autant que lui, cet homme l’avait écouté distraitement sans tirer de cette
communauté de souffrance le plus petit soulagement.
Cependant, dans l’après-midi, il revit un
de ses anciens collègues du Journal qui, à l’idée de tenter l’aventure,
parut se réjouir et s’offrit même de partir avec lui. Il allait s’occuper
sérieusement de cette affaire, mettre tous les atouts dans leur jeu, etc... Ah !
comme il serait heureux quand il ne verrait plus de Boches.
Malgré les déceptions qu’il avait éprouvées
au cours de la journée, Bridet se coucha plein d’espoir. Mais le lendemain,
quand il revit son camarade, il le trouva bien refroidi. Leur projet était
irréalisable. Les côtes étaient gardées par des vedettes boches. Ils étaient
sûrs de se faire prendre. Ce renoncement si rapide frappa beaucoup Bridet.
Personne ne désirait donc vraiment faire quelque chose Il rentra avec une
violente migraine. Décidément, si on regardait au fond des choses, la zone
occupée n’était guère différente de l’autre. Des deux côtés, on avait peur et
on ne songeait qu’à soi. C’était en définitive Yolande qui avait raison. Les
gens étaient comme anesthésiés. La défaite avait été si brutale qu’ils n’avaient
pas encore repris leurs sens. On eût dit qu’ils étaient reconnaissants, on ne
sait à qui, d’être toujours en vie. Le seul avantage, il fallait le dire, était
qu’il se sentait plus en sécurité qu’à Vichy. On ne le surveillait pas. Il
était visible que la police française n’avait aucun pouvoir réel, qu’elle n’obéissait
qu’aux Allemands et comme la principale préoccupation de ces derniers était de
maintenir l’ordre dans ses grandes lignes, un Français qui n’était pas juif ou
communiste, qui ne se faisait pas remarquer, pouvait se croire en sécurité.
** *
Le quatrième jour, Bridet commença à s’inquiéter
de ne pas voir arriver Yolande. Qu’était-il arrivé ? Elle lui avait dit qu’elle
serait à Paris avant lui. Il pensa aller rue Demours à l’appartement. Elle
était peut-être rentrée. Elle lui battait froid parce qu’il avait préféré
habiter chez Robert. Mais cela lui faisait tellement de peine de retourner dans
ce quartier si familier des Ternes qu’il préféra attendre encore un peu.
Évidemment, il s’en rendait bien compte à présent, sa sensibilité prêtait à
rire. Il n’avait pas l’air de comprendre que les Allemands, comme disait
Yolande, étaient là pour dix ans et que devant un pareil état de choses son
attitude était aussi ridicule que l’est pour une cuisinière celle d’une
patronne qui ne veut pas voir égorger un poulet.
Le lendemain, il trouva enfin un mot de sa
femme. Elle était venue chez Robert mais elle l’avait manqué. Elle lui
annonçait qu’elle allait repasser vers cinq heures. Quand il la revit,
affairée, heureuse d’avoir retrouvé ses principales habitudes d’avant-guerre,
malgré la colère qu’il éprouvait qu’elle fût si peu consciente du malheur de la
France, il n’en fut pas moins profondément heureux. Elle était très agitée.
Elle n’était pas venue plus tôt parce qu’elle avait voulu d’abord régler ses
affaires. Elle avait fait nettoyer son appartement, ouvrir son magasin. Rien n’avait
été pris. Elle s’était rendue
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