Le Pont de Buena Vista
d'une efficacité théâtrale. Les marins, entraînés par Tilloy et Rodney, se jetèrent sabre au clair dans les grandes embarcations des planteurs avant que ces derniers n'aient eu le temps de les amarrer. Du plat du sabre, les officiers, et en quelques coups de crosse judicieusement appliqués, les marins, conduits par Tom O'Graney, désarmèrent les arrivants et les poussèrent sur le quai, où les encadrèrent aussitôt un détachement d'Arawak vociférants. La seule victime de ce débarquement musclé fut un gabier que mordit un chien. Comme les quatre autres molosses des planteurs, ce chasseur d'esclaves eut la gueule close par des liens et les pattes entravées avant d'être abandonné dans une des chaloupes où quelques marins restèrent pour décharger les armes des mercenaires et pour jeter les munitions par-dessus bord.
Penauds et inquiets, une demi-douzaine de planteurs, le plus souvent d'âge mûr, vêtus de costumes de toile grège, col ouvert et coiffés du traditionnel panama, furent conduits, rouges de colère, devant Cornfield, tandis que leurs hommes de main étaient tenus à distance par les matelots et les Indiens. Lord Simon se décoiffa et leur décerna une élégante courbette de son cheval. Dressé sur les postérieures, l'alezan leva haut les jambes de devant et les rabattit sous le ventre avant de reposer les pieds à terre avec grâce, devant la délégation éberluée par cette salutation de haute école.
Comme l'un des planteurs, au bord de l'apoplexie, allait prendre la parole, Cornfield l'arrêta d'un geste.
– Ici, c'est moi qui parle, messieurs. Je ne voudrais pas qu'il subsistât entre nous le moindre malentendu. Soledad, propriété de ma famille depuis plusieurs générations, est sous la protection de la couronne britannique et, comme telle, une terre où tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau, sont libres et égaux en droits, et ce, depuis 1640. Mon île est accueillante à ceux qui, ayant connu le travail servile dans vos plantations, n'ont pas été satisfaits par leur condition. Ils sont là, derrière moi, prêts à défendre avec notre aide leur liberté retrouvée.
Comme un murmure vindicatif s'élevait du groupe des planteurs, lord Simon tira de sa poche un petit livre à la reliure lustrée par l'usage et, d'un geste, imposa silence.
– Vous êtes tous, j'en suis certain, de bons chrétiens, anglicans, méthodistes ou papistes. Aussi vais-je vous lire un passage d'un sermon du pasteur Richard Baxter 9 , pour qui j'ai une vive admiration. Ce texte figure dans le Christian Directory et mon grand-père, Maxence Cornfield, récitait ces phrases bien avant l'abolition de l'esclavage dans nos colonies, dit le lord qui, s'étant éclairci la voix, lut : « Se transformer en pirates et attraper de pauvres nègres ou des habitants d'une autre terre qui n'ont renoncé ni à la vie ni à la liberté, en faire des esclaves et les vendre, est un des actes les plus criminels du monde. Ceux qui s'en rendent coupables devraient être traités comme des ennemis de l'humanité, et ceux qui achètent et utilisent les nègres comme des bêtes pour leur propre besoin en trahissant, détruisant ou négligeant les âmes de ces esclaves sont plus dignes d'être appelés démons que chrétiens, quoique ceux qu'ils détruisent ainsi ne soient pas chrétiens 10 », conclut le lord dans un surprenant silence.
– Victor Schœlcher, notre apôtre de l'abolitionnisme, qui se trouve maintenant en Angleterre, proscrit pour s'être opposé au coup d'État de 1851, n'aurait pas parlé autrement. C'est lui qui a dit en 1848 : « Nulle terre française ne veut plus porter d'esclaves », murmura Charles à l'oreille de Tilloy.
L'admonestation de Simon Leonard avait été écoutée sans interruption, mais avec des moues irritées. Jouissant de ce succès, Cornfield crut bon d'y ajouter une citation du philosophe John Locke, auteur de la première constitution des Carolines.
– « L'esclavage est une condition si odieuse, si misérable et si directement opposée au tempérament généreux et courageux de notre nation, qu'on ne peut guère concevoir qu'un Anglais, et encore moins qu'un gentleman, plaide en sa faveur ! » assena-t-il.
Cette phrase parut faire encore plus d'effet sur les esclavagistes que le sermon du pasteur Baxter.
– Que va-t-il se passer ? Allons-nous enfin en découdre avec ces individus ? lança
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