Le Pont des soupirs
évidemment celui qui venait de faire feu sur les deux officiers.
Jean de Médicis constata avec stupeur que cet homme était seul, et que loin de s’enfuir, il paraissait vouloir attirer son attention.
A ce moment, l’homme lui cria :
« Jean de Médicis, j’ai encore un pistolet chargé et mon poignard. Tu as tes pistolets et ton épée. Je t’offre le combat.
– Roland Candiano ! gronda le Grand-Diable ; c’est mon digne patron qui me l’envoie. »
En même temps, il tira de ses fontes ses deux pistolets, prit sa bride entre les dents, et ainsi armé, piqua sur Roland.
A dix pas, il fit feu coup sur coup.
Un troisième coup de feu éclata.
Jean de Médicis roula de son cheval. Roland jeta le pistolet fumant qu’il tenait à la main et s’avança vers le blessé.
Le Grand-Diable avait les yeux fermés.
Il était livide, de cette lividité spéciale dont la mort proche masque les visages qui se tournent vers le néant éternel.
Il était sur le dos, les bras en croix. Roland, les lèvres crispées par un sombre sourire, le contempla un instant.
« Il n’est pas mort, pensa-t-il, mais dans peu d’heures, ce sera fini. »
Il se pencha alors.
A ce moment, Jean de Médicis ouvrit les yeux.
« Puis-je quelque chose pour vous ? demanda Roland.
– Va-t’en au diable !
– Jean de Médicis, vous vous êtes fait mon ennemi, alors que je venais loyal et confiant, vers vous. Je vous apportais la preuve de ma loyauté et de ma confiance. Vous m’avez considéré comme un ennemi. Je vous ai donné à choisir entre le crime et la justice. Vous avez choisi le crime. Je vous ai alors condamné. Jean de Médicis, ainsi seront frappés les amis de mes ennemis.
– Et que feras-tu donc à tes ennemis eux-mêmes ? » râla Jean de Médicis.
Roland eut un effrayant sourire.
« Oh ! ceux-là, je ne veux pas les frapper… »
Il y eut un instant de silence lugubre. Roland reprit :
« Jean de Médicis, je vous ai frappé sans haine ; j’ai simplement supprimé un obstacle. Aussi je vous répète ma question : puis-je quelque chose pour vous ? Quoi que vous me demandiez, je vous jure de l’exécuter fidèlement… »
Le Grand-Diable regarda Roland de ses yeux troubles où nageaient déjà les vapeurs de la mort.
Il eut un rire sauvage, ses poings se crispèrent, ses yeux se convulsèrent ; il se tint immobile, tout raide…
Roland poussa un profond soupir, et s’éloignant, sans tourner la tête, descendit dans le fossé où il disparut.
Cependant, le Grand-Diable n’était pas mort encore.
Une vingtaine de soldats de Governolo avaient assisté du haut des remparts à la scène rapide que nous venons de retracer.
Ils descendirent, s’approchèrent du blessé, en qui l’un d’eux reconnut Jean de Médicis.
Aussitôt, ils organisèrent un brancard.
Un quart d’heure plus tard, des vivats retentissaient dans Governolo, les cloches sonnaient à toute volée…
Et le brancard, sur lequel était étendu Jean de Médicis mourant, traversait les ruelles au milieu d’une joie terrible.
Ce fut ainsi que le Grand-Diable fit son entrée dans la forteresse de Governolo.
q
Chapitre 33 UNE LETTRE DE L’ARETIN
A Venise, au palais ducal, dans le cabinet particulier des doges que Titien a, vers cette époque, enrichi de fresques admirables, Bembo et Foscari étaient seuls et causaient à voix basse.
« Voilà douze jours écoulés, disait le doge, continuant sans doute une conversation commencée déjà, et Pierre Arétin ne revient pas.
– Je passe régulièrement chez lui tous les jours, répondait le cardinal ; on n’y a reçu encore aucune nouvelle. »
Il y eut un long silence.
Le doge fixait un sombre regard sur le feu qui crépitait.
« Bembo, dit-il tout à coup, regarde ce bois embrasé. Ne dirait-on pas une place forte avec des tours formidables ?… Voici des créneaux, des ponts-levis, tout un hérissement de choses terribles, et cela forme une place invincible… Bon ! tout s’écroule !… Il n’y a plus qu’une ville ruinée, des décombres, des murs jetés bas… Que s’est-il passé ? Quel mystérieux travail a miné la puissance orgueilleuse des tours qui s’élevaient tout à l’heure ?… Il a suffi d’un rien…
– Chassez ces images, monseigneur, dit Bembo, votre puissance n’est pas menacée. »
Le doge se leva, alla lentement à une fenêtre et fit signe à Bembo de s’en approcher.
Il souleva le lourd rideau de
Weitere Kostenlose Bücher