Le Pont des soupirs
dit-elle enfin, je crois que je puis vous traiter en ami. Vous ne ressemblez pas aux autres hommes qui viennent chez ma mère.
– Ainsi, vous n’avez aucune envie de vous mêler à ces fêtes qui se donnent dans ce palais ?
– Elles me font horreur. Hier encore, j’ai supplié ma mère d’y renoncer. Elle n’a pas voulu. »
Bianca éclata en sanglots.
« Pourtant, reprit-il alors, vous aimez bien votre mère ?
– Oui, je l’aime… Et je la plains. Car souvent, il m’a semblé comprendre qu’elle non plus n’est pas heureuse. Il me semble que je ferais mieux de m’en aller d’ici…
– Mais pourquoi, puisque vous aimez votre mère et que, de son côté, elle a une véritable adoration pour vous, pourquoi vous en iriez-vous ?
– Je ne sais pas. J’étouffe ici. Ah ! monsieur, si vous pouviez décider ma mère à quitter Venise avant d’être ici, j’étais heureuse…
– Où étiez-vous donc ?
– Chez des paysans, près de Mantoue. Ma mère venait me voir deux fois par an, et nous étions alors si heureuses ! Nous courions ensemble comme des sœurs. Je voudrai recommencer cette vie-là. Si vous pouviez décider ma mère.
– Dès que je pourrai. Je lui parlerai.
– Vous êtes bon, monsieur. Vous êtes vraiment bon. Et je ne vous ai pas tout dit… Il le faut, cependant… Un homme… un de ceux qui viennent ici parfois…
– Eh bien ?…
– Un jour, par extraordinaire, ma mère m’avait conduite en plein jour jusqu’au Lido. Cet homme nous rencontra. Il reconnut ma mère, bien qu’elle fût voilée ; il s’approcha de nous et je sentis un froid mortel me gagner sous son regard.
– Pourriez-vous me dépeindre cet homme ?
– Il est d’une laideur repoussante. Ce jour-là, il portait le manteau d’abbé, mais avec des bas violets…
– Bembo ! murmura sourdement Roland.
– Un mois plus tard, continua Bianca, je vis cette porte s’ouvrir. L’homme parut. Il avait le visage enflammé. Je jetai un grand cri. Mes femmes accoururent, et l’homme se retira en s’excusant sur ce qu’il s’était trompé…
– Et que dit votre mère, quand elle sut ?
– Je n’ai pas osé lui raconter cette aventure.
– Rassurez-vous, dit Roland d’une voix si sombre que la jeune fille pâlit ; je vous protégerai contre cet homme. Adieu, mon enfant. Ne craignez plus rien, et bénissez le hasard qui fait que je vous ai vue, que je vous ai parlé. A partir de ce moment vous êtes sous ma protection. »
Roland avait ouvert la porte et fait signe au valet colossal de s’approcher. Il lui parla à l’oreille :
« Scalabrino, regarde bien cette jeune fille. Pénètre-toi bien de sa physionomie, de façon à emporter son souvenir exact.
– Je la reconnaîtrai entre mille.
– C’est bien, dit enfin Roland à haute voix lorsqu’il pensa que Scalabrino avait étudié à fond le visage de Bianca ; c’est bien, allez me procurer ces objets au plus tôt. »
Le valet s’inclina et partit.
« Eh bien, s’écria Imperia avec angoisse.
– Il n’y a nul danger, madame. Si vous voulez vous en rendre compte, vous verrez que votre enfant est en parfaite santé. »
Imperia se précipita dans l’appartement de sa fille.
Le faux secrétaire Paolo s’approcha alors de l’Arétin, qui avait attendu auprès d’Imperia, et lui dit à voix basse :
« Invitez donc votre ami Bembo à une soirée intime chez vous. A cette soirée, il n’y aura que lui, vous et moi. »
Et Paolo parut s’enfoncer dans une méditation que Pierre Arétin respecta.
« Etrange chose, pensait Roland, que la destinée de l’homme ! Voici une femme, une vile courtisane dont le caprice d’une heure qu’elle éprouva pour moi fut peut-être la cause initiale de tous mes malheurs. A coup sûr, elle a trempé dans la dénonciation. A coup sûr, elle a servi les intérêts de Foscari, de Bembo et d’Altieri, du formidable trio de forbans ligués pour me plonger dans la nuit des désespoirs sans fin. Bon. J’apprends qu’elle a une fille, et qu’elle aime cette fille. Voilà, me dis-je, l’instrument de ma vengeance. Et lorsque je viens pour combiner le châtiment de la drôlesse, voilà la pitié qui entre dans mon cœur ! Je vois la fille, et il se trouve que c’est un ange digne de la miséricorde et de l’admiration des hommes ! Je viens pour la frapper, et je m’en vais avec la résolution de la sauver. Pourquoi, puisque j’avais résolu de me venger,
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