Le Pont des soupirs
le père de Bianca ne peut être quelque rustre ignoré… Sans doute il occupe quelque haut emploi et jouit d’une grande influence…
– Je ne connais pas le père de Bianca.
– Je vous plains, madame… Ne pas connaître l’homme qu’on a aimé une heure, un jour ou un an, l’homme dont l’image renaît peut-être dans une enfant adorée, ce doit être pour une femme de cœur et d’intelligence comme vous un supplice cruel… C’est du moins ce que voulut bien me dire une femme… une malheureuse que je rencontrai un jour, il y a deux ans environ, non loin de Trévise, dans un village appelé, je crois, Nervesa. »
Imperia bondit et fixa des yeux hagards sur Roland.
« Cette femme, continua Roland impassible, s’était égarée dans les gorges de la Piave. Je la rassurai. Nous causâmes. Elle était comme vous, d’une éclatante beauté. Et elle me conta son histoire. La voici. Un jour, il y avait de cela bien longtemps, cette femme se rendait à Rome. Elle fut entourée tout à coup par une troupe de bandits et emmenée dans un lieu désert et sauvage qui s’appelle la Grotte Noire. Là, un caprice bizarre passa tout à coup par la tête de cette femme. Elle résolut de se donner à l’un de ces bandits, un homme dont la structure herculéenne avait peut-être séduit sa folle imagination… »
Imperia jeta un cri que Roland ne parut pas avoir entendu, car il poursuivit :
« Eh bien, madame, par une ironie du sort, cette femme qui eût pu avoir des enfants fils de princes et de cardinaux, et qui avait toujours été stérile, eut un enfant du bandit… une fille !
– N’allez pas plus loin, dit tout à coup Imperia avec une sombre expression. Votre rencontre avec une femme dans les gorges de la Piave est imaginée. C’est de moi que vous voulez parler !
– De vous madame ! Vous m’étonnez…
– C’est mon histoire que vous venez de raconter. Comment l’avez-vous sue ? Pourquoi me la dites-vous ? Je ne sais…
– Vous vous trompez, madame. S’il vous est arrivé une aventure de ce genre, aventure pareille ne peut-elle être arrivée à une autre ?
– Vous vouliez savoir qui était le père de Bianca, vous le savez maintenant ! C’est un bandit… mais ce bandit, j’en ignore le nom, et je n’ai jamais voulu le savoir, et c’est à peine si je pourrais le reconnaître.
– Renonçons donc, dit Roland d’une voix très naturelle, à espérer une aide de ce côté pour protéger cette malheureuse enfant contre la hideuse passion du hideux Bembo. »
Cette fois, ce fut une exclamation de désespoir que jeta Imperia.
« Bembo ! Bembo ! Qui vous a parlé de Bembo ?
– Mais vous-même, madame !… Vous n’avez pas prononcé ce nom, mais tout à l’heure, vous avez crié que celui auquel vous êtes liée par un pacte, c’est le cardinal… J’ai compris qu’il s’agissait du cardinal évêque de Venise ; me suis-je trompé ?
– Eh bien, oui, monsieur, c’est le Cardinal Bembo que je redoute. C’est lui qui a vu Bianca ! C’est lui qu’une horrible passion fait rôder autour de ce palais ! Et c’est à lui que me lie le pacte qu’avec votre prodigieuse divination vous avez évoqué ! »
Un léger frémissement agita Roland. Il comprit qu’il tenait la courtisane en son pouvoir.
« Quel est ce pacte ? demanda-t-il d’une voix brève.
– En 1509, dit Imperia, j’aimai un homme, le seul que j’aie jamais aimé. Et lorsque je m’interroge, je sens que je l’aime encore. »
« Je l’aime et je le hais !… Ecoutez : cet homme, je m’offris à lui. Je voulus me donner tout entière, non seulement avec mon corps, qui était impur, mais avec mon cœur qui était vierge. Lui, me méprisa, me bafoua… Il aimait une jeune fille…
– Comment s’appelait cet homme ?
– Roland Candiano.
– Et la jeune fille ?
– Léonore Dandolo.
– C’est bien. Continuez, dit Roland, gardant son sang-froid.
– J’avais un amant qui s’appelait Davila… Cet amant surprit mon amour pour Roland Candiano : je le tuai. Et comme je demeurais stupide d’horreur devant le cadavre, continua Imperia, un homme surgit près de moi. Il avait tout vu. C’était Bembo. Il m’entraîna dans une des salles de ce palais, et je vis un autre homme : Altieri, capitaine des archers alors, aujourd’hui capitaine général de l’armée de Venise… Ils me firent asseoir. Et Bembo me dit : « Madame, vous venez de tuer un membre
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