Le Pont des soupirs
Faites-moi un récit exact et détaillé de ce que vous savez. »
La courtisane, avec lenteur, avec précision, recommença le récit qu’elle avait fait au Grand Inquisiteur.
Quand elle eut fini, il médita longuement, et sa première parole fut celle-ci :
« Pourquoi, ayant déjà prévenu le Grand Inquisiteur, êtes-vous venue me prévenir, moi ?
– Parce que je me défie de Dandolo. C’est un homme faible, une figure énigmatique. Peut-être me suis-je trompée, mais il m’a semblé hésitant… Vous, je sais, que vous n’hésiterez pas ! »
Altieri se rappela l’étrange attitude qu’avait eue Dandolo le jour où il avait couru lui annoncer l’évasion de Roland.
« Plus de doute ! songea-t-il, Dandolo recule !… Mais je saurai bien, moi, le faire marcher ! »
Et tout haut il répondit :
« Non, non, je n’hésiterai pas ! Soyez tranquille, madame. Il y en a un de nous deux qui est de trop. L’un de nous doit mourir. Et je vous jure que ce sera lui.
– Oui, dit Imperia. Mais avant que Roland meure, il faut que je sache où il a entraîné ma fille ! Songez à cela !… Et dites-vous bien que si vous ne me rendez mon enfant, vous, Dandolo et Foscari, je vous tiens pour responsables. »
La courtisane avait prononcé ces mots sur un ton de si farouche résolution que le capitaine général en eut un frisson. Il s’inclina en signe d’adhésion formelle et accompagna Imperia qui se retirait.
Altieri referma la porte, et il eut un sourire tragique en caressant la pointe de son poignard.
« Lui d’abord, murmura-t-il, elle ensuite. »
Et en toute hâte, il se rendit chez Dandolo. Il arriva jusqu’au cabinet du Grand Inquisiteur, dont il ouvrit la porte sans se faire annoncer par l’huissier de service.
Après le départ du vieux Philippe, Dandolo était demeuré penché sur ce parchemin où il devait lui-même inscrire le nom de Jean di Lorenzo – c’est-à-dire de Roland Candiano.
Machinalement, il avait fini par écrire le nom à l’endroit laissé en blanc sur l’acte de vente.
Tout à coup, Altieri entra, referma la porte, et dit :
« Monsieur le Grand Inquisiteur, je viens vous informer que Roland Candiano est à Venise où il se cache sous le nom de Jean di Lorenzo. Que comptez-vous faire, cette fois ?… »
Dandolo était demeuré frappé de stupeur, les yeux invinciblement rivés sur l’acte que, par un mouvement convulsif, il avait essayé de cacher et sur lequel sa main se crispait.
Altieri aperçut le parchemin. Il vit l’attitude terrifiée de Dandolo.
Il comprit que ce papier sur lequel s’appuyait la main tordue du Grand Inquisiteur donnait la clef d’une énigme, il comprit qu’il devait le lire ; sa main à lui s’avança et se posa sur le parchemin.
« Monsieur ! voulut protester Dandolo en essayant de se ressaisir.
– Vous vouliez cacher ce papier ?…
– C’est mon droit !
– Je veux le lire…
– Ce que vous faites est inimaginable !
– Et je le lis ! » acheva Altieri, livide de ce choc soudain imprévu, avec le père de sa femme.
Violemment, il se saisit du parchemin et le parcourut. Au nom de Jean di Lorenzo, il jeta un cri sourd. En cette seconde, Dandolo passa de l’extrême irrésolution à l’extrême audace.
« Altieri, dit-il, vous venez, par violence de m’arracher un secret d’Etat. Je suis arrivé à tendre un piège à Roland Candiano. Ce soir, il doit venir dans ma maison d’Olivolo. La maison sera cernée. L’homme tombera en mon pouvoir. Mais songez qu’un seul mot, une seule indiscrétion peut tout perdre ! »
Altieri s’était assis, pensif.
« Pardonnez-moi ma violence, dit-il. J’étais si troublé par cette nouvelle extraordinaire !
– Je vous pardonne, fit Dandolo en tendant la main à Altieri – et en même temps ils échangèrent un regard de haine et de méfiance. – Puis-je d’ailleurs garder rancune au mari de Léonore ?… Mais puisque vous savez…
– J’ai été prévenu par Imperia…
– Oui, je sais. Elle sort d’ici, croyant m’avoir appris la nouvelle, alors que depuis cinq mois je suis pas à pas Roland Candiano, alors que c’est moi qui l’ai attiré à Venise, moi enfin qui ai eu la pensée de le pousser peu à peu vers cette maison où je supposais que… d’anciens souvenirs devaient infailliblement le faire venir… Mais vous ne savez pas tout ! Candiano est à la tête d’une véritable armée. Il commande à deux mille
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