Le Pont des soupirs
les droits de ta haine ? »
A cette demande étrange, Sandrigo tressaillit, regarda à son tour le Grand Inquisiteur.
« Je vous jure, monseigneur, de ne pas dépasser les droits de ma haine », répondit-il enfin.
Et il s’éloigna rapidement.
« Ce soir, murmura Dandolo, Roland Candiano sera mort ! »
*
* *
En sortant de chez Imperia, Roland s’était fait conduire au palais de l’Arétin.
« Je vous attendais avec impatience, maître ! dit le poète.
– Vous avez été au palais ducal ? demanda Roland.
– Oui, avec Bembo que je suis étonné de n’avoir pas revu depuis.
– Racontez-moi donc votre visite au palais ducal.
– Visite de peu d’intérêt, commença-t-il.
– Bah !… Et moi qui croyais au contraire qu’il s’était dit entre le doge et vous des choses extrêmement sérieuses !… Voyez comme on se trompe !
– Vous savez que j’ai vu le doge ! s’écria l’Arétin.
– Vous le voyez bien !
– Vous savez donc tout ! Vous êtes donc sorcier !…
– Nullement, et vous allez voir combien ma science est facile en cette occasion. Vous vous demandiez tout à l’heure ce qu’est devenu votre cher ami Bembo ?
– Oui ! Et à ce propos, je devais vous faire dîner avec lui ?
– Inutile ! J’ai invité Bembo à passer quelque temps dans une charmante villa que j’ai aux environs de Venise. En ce moment même il est chez moi. Et c’est lui qui m’a dit que le doge Foscari vous avait accueilli.
– Accueil flatteur. Le doge m’a honoré de sa confiance au point de m’instruire de sa pensée et de me nommer son ambassadeur.
– Ambassadeur ! Peste !… Tous mes compliments. Et auprès de qui cette ambassade ?
– Auprès de Jean de Médicis. Je suis chargé de transmettre certaines propositions que j’ai juré de tenir secrètes.
– Pour tout le monde, excepté pour moi ! »
L’Arétin, pâle et irrésolu, s’écria alors :
« Tenez, maître ! Demandez-moi tout ce que vous voudrez, excepté de trahir la mission qui m’a été confiée.
– Très bien. Je vous demande votre vie, alors !
– Ma vie ! bégaya l’Arétin tremblant.
– Dame ! Je vous ai arraché à de braves bandits pour qui vous représentiez une forte somme. Je me repens du tort que j’ai fait à ces malheureux. Je vais donc simplement vous faire saisir, lier, bâillonner et emporter à l’endroit même où je vous ai pris, et vous rendre à ceux à qui je vous ai volé. »
Roland fit trois pas.
« Arrêtez maître ! s’écria l’Arétin hors de lui.
– Vous êtes décidé à parler ?
– Tout ce que vous voudrez, maître !
– Voyons, combien devez-vous toucher pour votre mission ?
– Cinq mille écus en tout. J’en ai déjà la moitié.
– Bon. Ce soir, les cinq mille écus seront chez vous. Ce que vous avez déjà sera un petit supplément. Et maintenant, dit gravement Roland, parlez. Et songez une autre fois que je ne serais peut-être pas toujours disposé à autant de patience qu’aujourd’hui. Nous avons conclu un pacte. Je tiens rigoureusement mes engagements. Tenez les vôtres. Je vous jure que depuis dix minutes votre vie n’a tenu qu’à un fil. »
L’Arétin, livide, fit signe qu’il se soumettait.
« Je vous écoute… » dit Roland d’une voix brève.
L’Arétin se mit alors à raconter mot pour mot son entrevue avec le doge Foscari. Il développa le côté politique de sa mission après en avoir exposé les termes, et Roland ne pût s’empêcher d’admirer la subtile intelligence de cet homme.
Cependant l’Arétin, ayant terminé sa narration, attendait curieusement ce que Roland déciderait et songeait :
« Décidément, je m’attache à la fortune de cet homme. Je ne sais qui il est, ni ce qu’il veut, mais que m’importe, au fond ! Il m’a sauvé la vie et vient de me donner cinq mille écus. Je le devine plus grand et plus fort que le doge. Oui, voilà mon maître. »
Et tout haut, il dit :
« Eh bien, maître, que décidez-vous ? Dois-je ou non remplir la mission du doge ? »
Cette question qui révélait la soumission définitive et complète de l’Arétin amena un pâle sourire sur les lèvres de Roland.
« Foscari se trompe, dit gravement celui-ci. Venise doit rester Venise. Bâtie hors l’Italie, simplement amarrée aux portes du monde, elle doit demeurer la ville des eaux. De la mer lui vient sa gloire ; c’est vers la mer, non vers la terre, qu’elle
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