Le Pont des soupirs
instant, prenait ses dispositions pour arrêter Roland.
Couverte d’un voile, sûre de n’être pas reconnue, elle s’assit sur un des bancs de pierre disposés autour du palais et où attendaient ordinairement ceux qui venaient implorer une audience du Grand Inquisiteur.
Léonore n’avait aucune idée précise de ce qu’elle devait faire. Son cerveau était tout entier occupé par une joie et l’épouvante : la joie de savoir que Roland ne l’avait pas fuie, puisque ces années passées loin d’elle s’étaient écoulées en prison ; l’épouvante de savoir qu’on allait l’arrêter. Son esprit se tendait vers un but suprême : sauver Roland.
Comme elle songeait ainsi, elle vit tout à coup Philippe qui sortait du palais Dandolo. La présence du vieillard chez son père ne lui parut pas étrange. Mais dans l’état d’esprit où elle se trouvait, le vieux serviteur lui apparut comme une aide possible dans ce qu’elle entreprendrait.
Elle le suivit donc et arriva à la maison de l’île d’Olivolo.
Philippe avait déposé sur un meuble l’acte de vente que Dandolo venait de signer.
En apercevant Léonore, le vieillard jeta un cri de joie.
« Une bonne nouvelle, signora ! commença Philippe, jamais la maison ne sera détruite comme le voulait monseigneur votre père.
– Pourquoi ? demanda-t-elle.
– Parce que la maison est vendue !
– Ah !…
– Oui, mais attendez, signora. Celui qui achète la maison s’engage à n’y rien changer. Et il y a mieux encore. Il m’a annoncé qu’il n’habiterait ici que quelques jours.
– Etrange acheteur ! fit Léonore.
– C’est fini, reprit le vieillard. Voici l’acte de vente signé de monseigneur Dandolo. Ce soir, le seigneur étranger sera ici… »
Et il tendit l’acte à Léonore qui le lut machinalement.
Elle eut tout à coup un violent tressaillement.
« Jean di Lorenzo ! murmura-t-elle livide.
– Qu’avez-vous, signora ! Vous paraissez bouleversée !
– Rien, mon bon Philippe, une vapeur… Mais dis-moi, ajouta Léonore d’une voix indifférente, le nom qui se trouve sur cet acte est celui de l’homme qui achète cette maison ?
– Oui, signora.
– Et mon père a signé cet acte ! »
Le vieillard se trompa au sens de cette exclamation.
« Voilà donc ce qui vous bouleverse, signora ! C’est la vente…
– Oui, oui !…
– Il est vrai ! Monseigneur Dandolo consent la vente, puisqu’il a signé. Mais je vous le répète, rien ne sera changé à la maison et, dans peu de jours, vous y pourrez revenir comme par le passé, puisqu’il n’y aura que moi ici. »
Léonore hocha la tête en signe de satisfaction. Elle réfléchissait. Elle reconstituait la pensée de son père. La trahison de Dandolo lui apparut nettement. Elle comprit alors pourquoi, le soir des fiançailles, il n’avait pas paru s’émouvoir de l’arrestation de Roland et pourquoi plus tard, il avait été élevé à la dignité de Grand Inquisiteur. Elle comprit l’abominable marché qui s’était discuté entre Dandolo et Altieri, et qu’elle avait été vendue par son père !
Un amer dégoût souleva son cœur à l’idée de tant de lâcheté.
Mais ces sentiments, elle les refoula !
Il ne s’agissait pas du passé, mais du présent. Il ne s’agissait pas d’elle, mais de Roland.
« Cet homme, demanda-t-elle en levant les yeux sur Philippe, quand doit-il venir ici ?…
– Vers huit heures, signora.
– Et mon père le sait ?
– Il le sait », dit paisiblement le vieillard.
En ce même instant où elle comprit que Roland était perdu, Léonore prit la résolution suprême :
Se trouver près de lui, le sauver ou mourir avec lui.
Et du même coup, son plan se trouva précisé.
Elle posa au vieux Philippe quelques questions indifférentes, puis se retira et rentra au palais Altieri. Elle y constata un mouvement étrange, des allées et venues, et elle conclut, songeant à Altieri :
« Il assistera à l’arrestation. »
Au soir, vers huit heures, elle quitta le palais, revint à l’île d’Olivolo, entra dans le jardin par une petite porte dont elle avait une clef, profita d’un moment où le vieux Philippe sortait pour s’introduire dans la maison et monta dans la chambre qu’elle avait occupée avant son mariage. Par un douloureux sentiment d’une étrange délicatesse, elle ne voulut reparaître devant Roland que telle qu’elle était alors qu’elle était sa
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