Le prince des ténèbres
Aliénor le jour de sa mort ? demanda Corbett à la jeune religieuse.
— Oh ! très heureuse, mais plutôt taciturne. Elle voulait absolument que j’aille à complies, mais elle refusa de m’accompagner.
— Elle y assistait d’habitude ?
— Oh oui !
— Et quand vous l’avez quittée, elle paraissait en bonne santé ?
Son interlocutrice eut un regard en biais, avertissant Corbett qu’elle désirait lui confier quelque chose, mais n’osait le faire en ces lieux.
— Bien sûr. Je me suis rendue tôt à l’église pour préparer l’autel puisque cela fait partie de mes fonctions. Dame Frances, vous m’y avez vue, n’est-ce pas, avant le début de complies ?
La grande religieuse au visage ascétique fit signe que oui. Corbett comprit vite ce qu’impliquait cette question et reprit :
— Dame Amelia, quand a-t-on vu Lady Aliénor vivante pour la dernière fois ?
La prieure hésita un instant, doigts posés sur les lèvres.
— Juste avant complies. Ce sont Dame Elisabeth et Dame Martha, des soeurs âgées, qui l’ont vue descendre l’allée, comme pour se diriger vers la porte de Galilée. Toutes les deux se trouvaient à bavarder dans une chambre dont les fenêtres ouvrent sur le chemin menant à la chapelle.
Corbett leva la main pour la prier de faire une pause. Il s’efforça de se remémorer le plan du couvent : à la droite du bâtiment principal s’élevait la chapelle, puis il y avait les arbres et les communs, enfin le mur d’enceinte et la porte de Galilée. Il eut un sourire d’excuse :
— Je me remettais en mémoire ce que j’ai vu. Veuillez poursuivre. Vous faisiez allusion à deux religieuses âgées qui auraient aperçu Lady Aliénor ?
La prieure haussa les épaules :
— Dame Élisabeth a ouvert sa fenêtre et l’a appelée, lui demandant si tout allait bien. Lady Aliénor s’est retournée en souriant et leur a adressé un signe de la main en criant qu’elle allait se promener un peu. C’est la dernière fois qu’on l’a vue vivante.
— Dame Agatha, que s’est-il passé, à votre avis ? demanda le clerc.
La jeune soeur fit une petite grimace et eut un mouvement charmant de doute tout en lançant un autre regard d’avertissement à Corbett.
— Je crois qu’après sa promenade elle est rentrée pendant que nous célébrions l’office de complies. En gravissant l’escalier, elle a dû trébucher, tomber en arrière et se briser la nuque. La pauvre !
— Mais une telle chute entraînerait-elle une mort instantanée ?
Corbett entendit Ranulf s’agiter nerveusement derrière lui et comprit soudain que son serviteur manoeuvrait pour se rapprocher insensiblement des figurines en argent exposées sur un plateau en or, sur le coffre de l’autre côté de la pièce. Seigneur Dieu ! pria-t-il intérieurement. Ranulf ! Je t’en prie ! Pas ici ! Pas maintenant !
— C’est fort possible !
La voix de Dame Frances s’éleva pour la première fois, dure et sans appel.
— J’ai quelques notions de médecine. Lorsqu’une femme souffre d’une grosseur maligne à la poitrine, ses os perdent de leur souplesse en même temps que s’assèchent les humeurs de son corps. Une chute, dans ces conditions, peut être fatale.
Corbett en vint alors à la question capitale, comme l’archer émérite garde pour la fin sa flèche la plus acérée.
— C’est donc dimanche dernier, avant complies, que Lady Aliénor fut aperçue vivante pour la dernière fois alors qu’elle marchait près de la chapelle. Dame Agatha, était-elle de bonne humeur lorsque vous l’avez quittée ?
La jeune religieuse fit signe que oui.
— Elle fut donc remarquée par Dame Élisabeth et Dame Martha…
– … Et par le portier, ajouta Dame Amelia. Lui aussi l’a vue près de la chapelle, avant complies, alors qu’il franchissait la porte de Galilée.
Corbett s’éclaircit la gorge.
— Dame Amelia, je dois vous poser cette question et vous la poser en vous rappelant que je représente la justice royale : est-ce que l’une de vos soeurs ou vous-même avez quitté la chapelle pendant ou après complies, ou décidé de ne pas aller au réfectoire ?
— Non !
— Et vous, Dame Agatha ?
— Certainement pas, s’interposa promptement Dame Frances. Elle se trouvait dans la sacristie avant complies. J’étais avec elle.
Elle jeta un regard venimeux à la cellérière.
— Il me faut toujours avoir l’oeil sur soeur Agatha, car c’est
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