Le prince des ténèbres
portier ou repéré par un membre de la communauté, religieuse ou soeur converse. Corbett se passa une main sur le visage. Il sentait qu’il y avait anguille sous roche, mais il était trop épuisé pour arriver à une conclusion quelconque. Il revint donc à sa chambre où Ranulf l’attendait, un gobelet de vin à la main.
— J’espère que les chevaux sont à l’écurie et que Dame Agatha est revenue, saine et sauve, au sein de sa congrégation ?
Ranulf se contenta de grimacer un sourire.
— Et qu’as-tu glané au village ?
— Eh bien, répondit Ranulf en se grattant la tête, comme je vous l’ai dit, les apparences sont trompeuses. Le père Reynard se montre, peut-être, virulent dans ses sermons, mais il est source de réconfort spirituel et matériel pour ses paroissiens.
— Comment cela ?
— Hum ! Non seulement il refuse de percevoir la dîme, mais il semble avoir des fonds qui lui permettent de distribuer des aumônes et de faire entretenir, peindre et meubler l’église.
— Et pas de bienfaiteur connu ?
Ranulf fit signe que non.
— Quoi d’autre ?
— La servante du Taureau affirme avoir vu l’adolescent et la femme qui ont été retrouvés assassinés dans la forêt. Elle les a aperçus quand ils sont passés devant la taverne. Ils prenaient la direction de Godstowe.
— Et on ne les a jamais revus vivants ? demanda Corbett.
— La fille soupçonne aussi son patron, le tavernier, de braconner.
— Et alors ?
Ranulf eut un sourire malin.
— Elle m’a dit qu’il avait rencontré quelqu’un du couvent la nuit de la mort de Lady Aliénor, et que le père Reynard est bien parti vers Godstowe, mais qu’il a disparu, ensuite, jusqu’au lendemain matin.
Corbett se laissa aller sur l’oreiller et fixa le plafond.
— Il y a quelqu’un que nous avons oublié d’interroger, reprit-il, c’est cet ivrogne de portier. Il pourrait nous apporter des éclaircissements sur cette affaire.
Il observa son compagnon.
— Je suppose que tu as l’intention de faire la fête tard, cette nuit ?
Ranulf opina du bonnet et reposa son gobelet. Puis, prenant sa cape, il descendit l’escalier avant de pousser un soupir de soulagement en entendant les doux accords de la flûte que Corbett portait toujours sur lui : cela signifiait que son maître, satisfait, se livrait à de mystérieuses cogitations et qu’il ne le surveillait donc pas. Ranulf, lui aussi, avait tout lieu d’être heureux : non seulement la servante du Taureau lui semblait être une jeune personne aux dons prometteurs, mais en plus il se faisait un joli petit pactole en vendant ses remèdes exotiques aux clients de la taverne et aux villageois.
La nuit s’annonçait plutôt fraîche et, rasant le mur d’enceinte, il gagna au petit trot la loge du portier, près du grand portail. Il frappa doucement à l’huis qui s’ouvrit sur Nez Rouge, et jeta un rapide coup d’oeil par-dessus l’épaule de ce dernier. À l’intérieur, les deux soldats du prince, assis à la table, avaient déjà un coup dans le nez. Ranulf entrevit des dés et sourit.
— Bonsoir, Messeigneurs ! s’exclama-t-il. Je m’ennuie et n’arrive pas à trouver le sommeil.
Il fit tinter les pièces de son escarcelle.
— Je suis prêt à me payer du vin, et puis j’ai des dés et aimerais bien apprendre toutes les finesses du jeu !
Le portier et les gardes l’accueillirent comme le Messie. Il s’affala sur un banc et tendit une pièce d’argent.
— Mon écot pour le vin… Et voici les dés, ajouta-t-il jovialement. Je les ai achetés à Londres, mais mon maître…
Il n’acheva pas sa phrase tandis que ses hôtes s’empressaient de le rassurer. Et son « éducation » commença. Il fit son naïf, perdant au début pour aiguiser leur appétit, mais au bout d’une heure, les bourses de ses trois victimes étaient vides. Les soldats, que l’ivresse rendait pratiquement incapables de comprendre qu’ils avaient été roulés, se traînèrent vers leurs paillasses. Le portier, en revanche, résista mieux à l’alcool et la lueur de méfiance qui brillait dans ses yeux chassieux déplut fort à Ranulf.
— Écoute, mon vieux, proposa le jeune homme, je vais partager mes gains avec toi. Ce n’est que justice. J’ai eu la chance des débutants.
Le portier tendit la main.
— Un instant. Parle-moi d’abord de la mort de Lady Aliénor ! enchaîna Ranulf.
L’autre recula et s’essuya la bouche d’un
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