Le prince des ténèbres
leurs épreuves. Les bourreaux de Philippe IV, une bande composite d’Italiens et d’étranges barbares venus de Valachie, s’avéraient experts dans l’art de briser corps et âmes. Eudo Tailler, pourtant, avait prouvé qu’il était une de leurs victimes les plus résistantes. Malgré sa blessure à la cuisse, due au carreau d’arbalète, il avait survécu au chevalet, au brodequin et à l’estrapade. Il avait tous les membres brisés mais il s’accrochait férocement à la vie. Il avait vu le jeune clerc français qu’avait séduit Céleste céder en quelques jours et avouer tout ce que l’on avait voulu. Eudo était d’une autre trempe. Il n’avait pas peur, car sa haine des Français était plus forte que sa crainte de la mort. Quinze ans auparavant, les troupes de Philippe avaient attaqué et rasé le village de son père, massacrant en une seule nuit les frères et soeurs d’Eudo, ainsi que sa jeune femme et son enfant.
Il refusait de révéler quoi que ce soit. Oh, bien sûr, il leur avait débité un tas de mensonges. Ils l’avaient piégé en lui demandant le nom des autres agents anglais à Paris. Il leur avait raconté des sornettes, mais, après vérification, ils étaient revenus à la charge, plus furibonds que jamais. Ils l’avaient extirpé de la fange de son cachot fétide pour le traîner sous les hautes voûtes de la salle des tortures et le soumettre de nouveau à la question. Eudo avait, par intermittence, aperçu le roi de France, sa chevelure blonde reflétant la lueur des torches crépitantes. Le monarque, debout derrière les bourreaux masqués de noir, guettait ses réponses. Maintenant, c’était fini. Eudo savait qu’il allait mourir. Il avait compris, également, ce que voulaient les Français : la vérité sur l’ancienne maîtresse du prince héritier, que l’on avait bannie à Godstowe.
Que lui avait raconté Corbett à son propos ? lui demandaient-ils. Avait-elle épousé le prince ? Certaines des religieuses n’étaient-elles pas des agents au service du roi ? Le nom de Courcy lui rappelait-il quelque chose ?
Les lèvres sanglantes et tuméfiées, Eudo avait affirmé qu’il ne savait rien. Ses tortionnaires avaient donc changé de refrain.
Qui était ce tueur à gages, ce Montfort qui suivait Édouard d’Angleterre ? Se trouvait-il à Godstowe ou à Londres ?
Il aurait été bien incapable de le leur dire. Tout ce qu’il savait, il l’avait appris par une conversation entendue par hasard dans une auberge de Bordeaux. Mais le Gascon avait sa petite idée sur la véritable identité du tueur. À présent, en ce dernier jour de son existence, il était évident qu’il ne pouvait plus supporter la douleur. Ils l’avaient enchaîné à un mur et posaient des barres rougies au feu aux endroits les plus sensibles et fragiles de son corps. Il ouvrit ses lèvres sanguinolentes sur un cri silencieux.
— Le nom du tueur, Messire Tailler ?
Eudo fit un signe de dénégation. La douleur le fouailla à nouveau.
— Le nom du tueur, Messire Eudo ? Donnez-nous son nom et vous pourrez dormir.
Eudo sentit sa vie lui échapper. Il eut une impression de détachement, comme s’il flottait au-dessus des bourreaux qui n’auraient fait que jouer avec ce qui avait été, autrefois, son corps, ce tas de chair misérable. Il se mit à réciter son acte de contrition. Dieu n’oublierait sûrement pas sa loyauté envers son roi. Un clerc qui avait accompagné le monarque dans la salle de torture fit signe aux tortionnaires de s’éloigner. Puis, dissimulant son dégoût, il approcha l’oreille de la bouche du mourant.
— Qu’avez-vous dit, Monsieur . Tailler ? Le nom du tueur ?
Eudo rassembla toutes ses forces et bredouilla un nom, comme s’il ne pouvait résister à la souffrance. Le clerc se redressa et, par-dessus son épaule, adressa un sourire de triomphe à son souverain.
— Il nous l’a dit, Sire ! Nous le tenons !
Le roi demeura impassible.
— Demandez-le-lui encore ! ordonna-t-il d’une voix péremptoire.
Le clerc s’avança, jeta un coup d’oeil à Eudo et recula hâtivement.
— Il est mort, Sire !
Philippe IV hocha la tête.
— Détachez-le ! lança-t-il.
Puis il se tourna vers le clerc :
— Faites parvenir au seigneur de Craon ce message codé. Il doit le recevoir le plus vite possible.
CHAPITRE VI
Le lendemain, dûment secoué par son maître, Ranulf s’éveilla, les yeux rougis.
— Pour l’amour de Dieu,
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