Le Prince Que Voilà
un politique, un Machiavel, lequel se reposait sur
l’attente et la temporisation pour nouer ou dénouer les fils d’une action par
avance, et longtemps à l’avance, minutieusement calculée. Et enfin, comme j’ai
dit maintes fois déjà, il répugnait profondément au sang et ne le versa à la
parfin que lorsque, pris dans les filets, toute autre issue lui parut close et
remparée.
— Sire, dit Alphonse d’Ornano,
son énorme carcasse tremblant de la tête aux pieds par l’effet de l’affront
infligé au Roi et tirant sur sa chaîne, les crocs découverts, comme un molosse
qui verrait son maître accablé par ses ennemis sans le pouvoir secourir. Sire,
le ferai-je ?
Et sauf peut-être le pompeux Pomponne
qui, étant à la Reine-mère, se trouvait à demi ligueux, tous ceux qui étaient
là, indignés que le Guise eût présumé de faire cette écorne à notre maître,
envisageaient le Roi, accoisés, retenant leur vent et haleine, et priant
quasiment à la désespérée qu’il voulût, à la fin, consentir au projet d’Ornano.
— Sire, dit le petit abbé
d’Elbène, sa voix suave et flûtée s’élevant dans le silence, permettez-moi,
touchant le présent prédicament, de citer les saintes Écritures.
— Cite, l’abbé, dit le Roi, mais
sans relever la tête.
— « Frappez le pasteur,
le troupeau sera dispersé. »
— Sire, le ferai-je ?
répéta incontinent d’Ornano, comme encouragé en sa violente entreprise par
l’autorité de la parole sacrée.
Fut-ce la voix tonnante et
claironnante d’Ornano (lequel, même lorsqu’il murmurait, avait l’air de se
vouloir faire ouïr par tout un régiment) ou fut-ce plutôt, à ce que je crois,
le poids de nos expectants regards fichés tous ensemble sur lui, Henri releva
la tête, présenta à nos yeux une face calme et composée, et jetant son bel œil
noir sur d’Ornano dit sur le ton d’affectueuse irrision qu’il aimait prendre
avec ses proches serviteurs :
— Nenni, mon Corse coruscant
(prenant ce mot dans le sens de « brillant » qu’il a dans Rabelais).
Je ne le veux. Il n’est pas encore besoin de cela.
Et pour moi, au rebours de ce que
l’Étoile, de Thou et tant d’autres proclament, je ne saurais trancher si mon
bien-aimé souverain eut tort ou raison alors de persévérer dans le chemin de la
longue patience. L’histoire a ceci de tantalisant et son déroulement vous donne
tant d’insufférables regrets qu’on se projette volontiers par une enfantine
impatience en la place des grands acteurs du drame et qu’on voudrait, pour
ainsi parler, les pousser du coude pour qu’ils prennent, relevant les cartes
jetées, les décisions que la connaissance de ce qui se passa ensuite nous fait
tenir pour désirables. Ayant ces commodes lumières sur l’avenir du Prince,
l’historien alors tombe en la tentation de se vouloir plus sage que lui, sans
entendre que le Prince, lui, était confronté à un présent opaque.
Qui n’a vu le Duc de Guise entrer
dans les appartements du Roi, véritablement magnifique en son pourpoint blanc
semé de perles et majestueux de taille et de visage, escorté, non point par ses
gentilshommes, qu’il avait laissés dans l’antichambre, mais par sa cousine la
Reine, par la Reine-mère et l’habituelle compagne d’ycelle, la duchesse d’Uzès,
lesquelles semblaient le flanquer et protéger comme trois frégates un vaisseau
de haut-bord, ne peut imaginer l’impression de puissance et d’invincibilité
qu’il donnait, comme si le vent qui le portait vers le trône de France fût
aussi celui qui, au même instant – ce 9 mai 1588 –
gonflait à Lisbonne les voiles de l ’Armada cinglant pour l’Angleterre.
Dès qu’il vit le Roi, le Duc lui fit
une profonde révérence, à laquelle Henri répondit par un signe de tête, mais
sans lui présenter la main, et lui dit, la face glacée, les dents serrées et
l’œil fort froidureux :
— Qu’est cela ? Ne vous
ai-je pas fait défense de venir céans ?
— Ha, Sire ! dit le Guise
de son air le plus chattemite, s’il s’était agi d’une expresse défense, je me
voudrais mal de mort de l’avoir enfreinte.
— Eh quoi, Bellièvre ! dit
le Roi en se tournant vers le pompeux Pomponne, n’avez-vous pas répété mes
paroles à Monsieur de Guise ? Ne lui avez-vous pas remis ma lettre ?
À quoi Bellièvre fit une révérence
au Roi, laquelle semblait s’adresser aussi bien au Guise qu’à Henri, mais sans
dire
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