Le Prisonnier de Trafalgar
approbativement. Les Espagnols, silencieux, regardaient d’un air distant.
Comme Hazembat regagnait l’avant avec sa corvée, Topolino le rattrapa et lui dit :
— Maintenant, c’est toi le chef. Tu fais ce que tu veux.
— Je ne veux pas être le chef. Je veux que tout le monde soit égal.
— Toi, tu le veux peut-être, mais les autres ?
Dans les semaines qui suivirent, il n’y eut pas d’incident pour troubler le nouvel ordre, mais la qualité de la viande empira. Prudent, Hazembat cessa d’en manger, mais nombreux furent ceux qui, dans le faux-pont, tombèrent malades. Plusieurs moururent dans d’atroces souffrances. Un jour, les chefs des autres groupes, le Breton en tête, vinrent trouver Hazembat. Topolino les accompagnait.
— La viande est avariée, dit-il. Ils te demandent de faire quelque chose.
— Et qu’est-ce que je peux faire ?
— C’est toi le chef, dit le Breton d’une voix épaisse. Tu dois trouver.
De nouveau, Hazembat sentit peser sur ses épaules le poids du commandement. Pourquoi fallait-il qu’il y en eût toujours un, seul pour prendre des initiatives, donner des ordres ? Cela ne le gênait pas d’obéir dans la mesure où l’obéissance faisait partie du travail qu’il était en train d’accomplir, mais il avait du mal à comprendre qu’on se cherchât une obéissance faute d’avoir le courage d’être l’égal d’un autre. La supériorité momentanée que lui avaient assurée ses poings lui donnait-elle des droits et des devoirs différents de ceux de ses camarades ? Pour le moment, il ne s’agissait que d’un devoir.
— Il faudrait que je parle au gardien-chef, dit-il.
— Je peux arranger ça, répondit Topolino. C’est un ancien lieutenant de la marine et il n’est pas mauvais bougre.
Huit jours plus tard, Hazembat fut appelé par un des marines de garde et escorté jusqu’au pont supérieur. Il n’avait pas revu la lumière du jour depuis près de quatre mois. C’était un jour grisâtre de septembre, mais il cligna des yeux, ébloui. Tandis qu’on le conduisait vers la grande cabine, à l’arrière, il s’emplit les poumons d’air frais.
Le chief warden était assis derrière une table branlante. Chauve et moustachu, il leva vers Hazembat des yeux larmoyants.
— What’s the trouble, sailor ? demanda-t-il d’une voix éraillée par l’alcool et le tabac.
— Sir, dit Hazembat, c’est au sujet de la viande qu’on nous donne à manger. Elle est avariée. Plusieurs hommes sont morts.
— Avariée, hein ? Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Les règlements disent qu’un prisonnier de guerre doit recevoir les deux tiers de la ration d’un marin en service. La quantité y est. La qualité, ce n’est pas mon affaire.
— Si vous permettez, sir, c’est l’affaire de qui ?
— Pour commencer, du commissaire aux vivres chargé de la viande qui siège à Londres, à Somerset House, et qui dépend du ministère de la Marine, pas de l’Amirauté, note-le bien.
— Mais ici, à Portsmouth, sir ?
— Le commissaire est représenté par un agent, le victualler, qui a autorité sur le surintendant du magasin des subsistances. Le surintendant lui-même règne sur une armée de maîtres-commis, de commis et d’aides-commis qui sous-traitent avec les fournisseurs. Tout le long de la hiérarchie, il y a des pots-de-vin, des détournements, des bénéfices illicites, bref de la corruption. Quand des tonneaux de viande avariée sont débarqués d’un navire, ils sont rembarques sur un autre et comptés comme frais. La viande qu’on vous donne à manger a peut-être fait deux ou trois fois le tour du monde au cours des dernières années !
— Mais ne peut-on faire quelque chose ?
— Si, on peut faire nommer une commission d’enquête. Tu as eu raison de te plaindre maintenant, sailor. C’est la première fois qu’un prisonnier a le courage de le faire. Et ça tombe assez bien, car l’Amirauté a quelques comptes à régler avec les bureaux du ministère de la Marine. D’autre part, l’opposition attaque avec assez de vigueur le gouvernement sur les conditions matérielles de la vie des marins dans la flotte. On n’a pas oublié les mutineries d’il y a quelques années. Je suis sûr que, si je demande une commission d’enquête, l’amiral commandant le port sera assez enclin à m’écouter. Je ne te garantis pas que ça
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