Le prix de l'hérésie

y
a un maître charpentier, maître Nicholas Owen. Il était là ce soir, d’ailleurs,
mais vous n’avez pas pu le voir à cause de sa capuche. À ce qu’on dit, toutes
les grandes maisons l’emploient pour construire des pièces secrètes. »
    Il se pencha vers moi et baissa la voix.
    « Dans les greniers, les cheminées, les caves, les
cages d’escalier, et même dans les murs, pour que les défenseurs de Dieu soient
à l’abri des perquisitions. C’est malin, n’est-ce pas ? dit-il en se
frottant les mains avec un sourire ravi. Mais je n’aurais pas dû vous dire cela
non plus. Vous n’en parlerez pas à maître Jenkes ? Tout va bien,
messire ?
    — Pardon ? Oh… oui, ce n’est rien. Mon épaule me
fait un peu mal, c’est tout. »
    Tout à ma concentration pour défaire le nœud de la
cordelette, je ne m’étais pas aperçu que je grimaçais sous l’effort. Je
touchais au but, ce n’était pas le moment que Humphrey se méfie. Il m’adressa
un signe de sympathie en jetant un coup d’œil vers la porte.
    « Peut-être que je pourrais détendre un peu vos liens,
messire, proposa-t-il avec un nouveau regard en coin, craignant que Jenkes ne
fasse subitement irruption. Pas complètement, bien sûr, mais juste pour que ça
ne vous fasse pas mal. De toute façon, vous n’iriez pas bien loin vu votre
taille et la mienne, et aussi parce que j’ai le couteau. »
    Le rire qui lui échappa était teinté d’angoisse, alors je me
joignis de bon cœur à lui devant cette idée absurde que je pourrais le dominer.
À vrai dire, quand bien même j’arriverais à libérer mes jambes, je n’avais en
effet pas la moindre idée de ce que je ferais ensuite : sans mes bras, je
ne pouvais guère espérer le maîtriser. Même avec, d’ailleurs, je n’aurais pas
surévalué mes chances dans un combat contre Humphrey, couteau ou pas. Tandis
qu’il délibérait sur la possibilité de desserrer mes liens et que je continuais
mes propres tentatives dans mon dos, nous entendîmes soudain le bruit
caractéristique de pas dans le couloir. Nous nous figeâmes tous deux. Je ne
m’attendais pas à un retour aussi rapide de Jenkes. Mon projet d’évasion
tombait à l’eau avant même que j’aie pu tenter de le mettre à exécution. Je
pris une profonde inspiration, le cœur cognant contre ma poitrine. Nous y
voilà, me dis-je. En Italie, à San Domenico Maggiore, j’avais été condamné
à mort à cause d’un livre ; aujourd’hui, après avoir fui durant tant
d’années, c’était un autre livre qui me valait d’affronter la mort. Quoi qu’il
en fut, songeai-je, je vendrais chèrement ma peau et, quitte à mourir, je ne me
laisserais pas tuer comme un lâche sous le regard moqueur de Rowland Jenkes.
    Reprenant ses esprits, Humphrey s’approcha pour remettre le
bâillon en place, moins enfoncé qu’auparavant, il est vrai, et au même moment
je parvins à tirer sur la cordelette et à distendre quelque peu les liens
autour de mes chevilles. Les pas s’arrêtèrent juste devant la porte et on
frappa timidement, après quoi une voix féminine se fit entendre.
    « Humphrey ? C’est toi ? »
    Intensément soulagé, le garçon se mit debout et alla ouvrir
la porte. La veuve Kenney se tenait sur le seuil en chemise de nuit, une bougie
à la main et un châle de laine passé sur les épaules. Son regard se posa
d’abord sur Humphrey, puis sur moi. Lorsqu’elle me vit dans ce triste état,
recroquevillé dans un coin à même le sol, elle ne cacha pas son exaspération.
    « Ce Jenkes… »
    On eût dit que Jenkes était un chat de gouttière et moi une
souris qu’il aurait ramenée dans sa taverne.
    « Qu’est-ce qu’il te fait faire, Humphrey ? »
    Le garçon baissa la tête et la veuve Kenney lui fit signe de
la rejoindre. Elle m’étudia brièvement, évaluant le danger qu’il y avait à me
laisser sans surveillance, puis sembla décider que j’étais inoffensif.
    « Je lui ai déjà dit, je ne veux pas de bain de sang
ici, rouspéta-t-elle tandis que le commis la suivait dans le couloir. Tu devrais
faire attention, Humphrey Pritchard. »
    Je n’entendis pas le détail de ses protestations, mais le
murmure de leurs voix restait audible à travers la porte fermée. Il me fallait
agir vite. Maintenant que je n’avais plus l’obligation d’être discret, je tirai
de toutes mes forces sur l’extrémité de la cordelette qui m’attachait les
chevilles. Elle céda immédiatement. Me