Le prix de l'hérésie
étudiants avec des idées profanes, un danger dont
nous devons toujours nous garder. Je suis sûr que vous ne voudriez pas être en
désaccord avec une telle prohibition. »
Bernard eut un rire cassant.
« Des livres interdits aux élèves ? Dans ces conditions,
comment des hommes avides de connaissance peuvent-ils forger leur esprit ou
apprendre à faire la distinction entre la vérité et l’hérésie ? Et ceux
qui proscrivent n’ont-ils pas assez de discernement pour se rendre compte que
les livres interdits attirent les hommes avec plus de puissance que la plus
provocante des tentatrices ? » Il jeta un coup d’œil en biais à
Sophia. « Oh oui. Un livre prohibé se fraie toujours un chemin par les
brèches et les trous de souris, ne le savez-vous pas, recteur ? Il suffit
de savoir où regarder. »
Il gloussa, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie
irrésistible, et je remarquai que ses confrères se trémoussaient sur leur
siège. On eût dit que des puces les dévoraient.
« Qu’est-il advenu des livres purgés de la bibliothèque ? »
demandai-je.
Je dus mal masquer mon intérêt car ma question provoqua une
soudaine hostilité chez Bernard. Il plissa les yeux et se redressa d’un air
sévère.
« C’était il y a longtemps. Ils ont brûlé ou les
autorités s’en sont emparées, qui sait ? Je suis vieux maintenant, et j’ai
oublié cette époque. »
Il évita de croiser mon regard et je compris qu’il mentait.
Il était impossible qu’un homme qui parlait des livres avec tant de passion ne
se rappelât plus le feu auquel ils auraient été livrés, même après tant
d’années. Mais s’ils n’avaient pas brûlé, ils avaient dû terminer quelque part,
et je n’aurais pas été surpris que le vieillard sût où.
« Docteur Bruno, vous n’avez toujours pas répondu à ma
question », me dit Sophia en se penchant par-dessus la table pour me taper
sur la main, ses grands yeux bruns braqués sur moi.
L’ombre d’un sourire jouait sur ses lèvres, comme si elle
aussi connaissait une bonne plaisanterie et qu’elle hésitait à nous en faire
part.
« Qui était-ce ? »
Je pris une profonde inspiration et soutins son regard
attentif aussi fermement que je le pouvais, conscient que toute la table
faisait silence, dans l’attente de ma réponse, et qu’il y avait toutes les
chances pour que mes prochaines paroles soient considérées comme un blasphème.
« Hermès Trismégiste, qu’on appelle le Trois fois
grand, était un grand prêtre égyptien de l’Antiquité, commençai-je en roulant
un morceau de pain entre mes doigts. Il a vécu après l’époque de Moïse, bien
avant Platon ou le Christ. Certains disent qu’il était le dieu égyptien Thot,
divinité de la sagesse. Quoi qu’il en soit, c’était un homme d’une sagacité
hors du commun. Par une profonde contemplation du cosmos et l’expérimentation
des propriétés du monde naturel, il a atteint la sagesse et découvert les
secrets écrits dans le livre de la nature et des cieux. Il prétendait avoir
pénétré et compris l’Esprit divin. Il prétendait pouvoir devenir l’égal de
Dieu. »
La table retenait son souffle. Ces hommes savaient que
c’était un terrain dangereux sur lequel je m’aventurais.
« On dit de lui qu’il était le premier philosophe, le
premier théologien, et c’était aussi un prophète. Lactance le créditait d’avoir
prédit l’avènement de la foi chrétienne, selon les propres mots de l’Évangile.
— Et Augustin disait qu’il tenait sa prescience du
Diable », ajouta vivement Roger Mercer, le visage cramoisi.
Un morceau de viande à demi mastiqué tomba de sa bouche et
alla se loger dans sa barbe, ce qu’il ne sembla pas remarquer.
« Car Hermès n’a-t-il pas décrit comment les Égyptiens
animaient les idoles de leurs dieux lors de rituels magiques où ils en
appelaient à la puissance des démons ?
— Je n’ai jamais cru aux récits de démons et de
statues, repartis-je. Les hommes ont toujours créé des jouets mécaniques et des
automates auxquels ils prétendaient accorder le don de la vie, comme la tête en
étain que possédait Roger Bacon, capable, croyait-on, de prédictions. Mais il
s’agit ni plus ni moins de talentueux artisanat, de simples tours de
prestidigitation.
— Hermès Trismégiste n’était pas magicien,
alors ? » demanda doucement Sophia sans me quitter des yeux.
Elle paraissait déçue.
« Il a
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