Le prix de l'indépendance
vais t’envoyer Smith avec un peu de nourriture. Il ne va pas tarder à pleuvoir.
En effet, l’odeur de l’orage avait envahi la cale, fraîche et électrique.
— Euh… peut-être pas Smith, répondis-je.
Comme il s’apprêtait à repartir, je le rappelai :
— Hé, où vas-tu ?
— Il faut que je parle aux capitaines Hickman et Roberts, répondit-il d’un air sombre.
Il leva le nez vers le plafond, le courant d’air soulevant ses cheveux emmêlés.
— Je ne pensais pas que nous rejoindrions l’Ecosse à bord du Teal mais je veux bien être damné si je sais où l’on va.
Le calme finit par revenir sur le bateau, si l’on pouvait parler de calme pour un énorme objet flottant composé de poutres craquantes, de voiles battantes et de gréements cliquetant de façon sinistre. Avec la marée montante, le navire s’était libéré et nous voguions à nouveau vers le nord.
J’avais renvoyé dans leurs hamacs tous les blessés. Il ne restait plus que le capitaine Stebbings, allongé sur une paillasse derrière une caisse de thé de contrebande. Il respirait toujours et ne semblait pas souffrir outre mesure. Toutefois, son étatétait encore bien trop précaire pour que je le laisse sans surveillance.
Par miracle, la balle paraissait avoir cautérisé les vaisseaux sanguins qu’elle avait traversés lors de sa course vers le poumon. S’il y avait un épanchement de sang dans celui-ci, il était lent. On avait dû lui tirer dessus à bout portant ; la balle l’avait atteint alors qu’elle était encore brûlante.
J’envoyai Abram se coucher. J’aurais dû m’allonger également car la fatigue écrasait mes épaules et semblait s’être concentrée en une barre de douleur dans le creux de mes reins.
Jamie n’était pas encore réapparu. Je savais qu’il viendrait me trouver quand il en aurait terminé avec Hickman et Roberts. En outre, il me restait quelques préparatifs à faire.
Plus tôt, dans la cabine du capitaine, j’avais aperçu un paquet de plumes d’oie neuves. J’avais envoyé Abram m’en chercher quelques-unes, ainsi que la plus grande des aiguilles à voile qu’il trouverait et deux os d’ailes de poulet rescapées du ragoût à bord du Pitt .
Je coupai les extrémités d’un os fin, vérifiai que la moelle avait été évacuée lors de la cuisson, puis les taillai en pointe à l’aide d’une petite pierre à affûter appartenant au charpentier du navire. La plume me demanda moins de travail. Il me suffit de couper les barbes. Je la plongeai ensuite avec l’os et l’aiguille dans un plat creux rempli de cognac. Cela ferait l’affaire.
Le parfum sucré et capiteux de l’alcool s’éleva dans l’air, rivalisant avec les odeurs de goudron, de térébenthine, de tabac et de vieilles poutres imprégnées d’eau de mer. Cela atténuait au moins en partie les relents de sang et de matières fécales laissés par mes patients.
J’avais découvert une caisse de bouteilles de meursault dans la cale. J’en sortis une et la déposai aux côtés du cognac restant et d’une pile de bandages propres en calicot. Puis je m’assis sur un tonneau de goudron, me calai confortablement contre une barrique de tabac et fermai les yeux.
Je sentais mon pouls battre dans le bout de mes doigts et sous mes paupières. Je ne dormis pas mais sombrai peu à peu dans une sorte de torpeur, vaguement consciente du bruit desvagues contre la coque, de la respiration sifflante de Stebbings et des battements calmes de mon cœur.
Il me semblait que des années s’étaient écoulées depuis les terreurs et le tumulte de l’après-midi et, avec le recul imposé par la fatigue, ma peur d’avoir une crise cardiaque paraissait absurde. L’était-ce vraiment ? Ce n’était pas impossible. Cela n’avait été certainement qu’une attaque de panique doublée d’hyperventilation, ridicules en soi mais pas dangereuses. Néanmoins…
Je posai deux doigts sur mon sein et attendis que les pulsations sous mes ongles se synchronisent avec celles de mon cœur. Lentement, presque comme dans un rêve, je visitai mon corps, de la racine des cheveux aux orteils, tâtonnant dans les longues galeries des veines, couleur d’un violet profond tel le ciel juste avant la nuit. Tout près, je percevais la luminosité des artères, larges et vibrantes d’une vie écarlate. Je pénétrai dans les cavités de mon cœur et me sentis bercée, les épaisses parois palpitant selon un rythme solide, réconfortant
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