Le prix de l'indépendance
nocturne. Chaque éclair était aveuglant, même au travers de ses paupières closes, le grondement du tonnerre ébranlant l’air en répandant une odeur âcre.
Il s’était habitué à la canonnade quand une terrible déflagration le projeta à plat ventre dans la boue et l’humus. Hagard, il se redressa et essuya la terre sur son visage en se demandant ce qui lui était arrivé. Une douleur vive le rappela à la réalité et, baissant les yeux, il aperçut à la lueur de l’éclair suivant un éclat de bois d’une quinzaine de centimètres planté dans son avant-bras droit.
Lançant des regards ahuris autour de lui, il constata que le marais était parsemé de fragments de bois frais, une odeur de sève et de duramen s’élevant au-dessus des émanations chaudes d’électricité.
Il le vit lors de l’éclair suivant. A une centaine de mètres, il avait remarqué un immense cyprès chauve dont il comptait se servir comme repère à l’aube. C’était de loin l’arbre le plus grand aux alentours. Ou il l’avait été car il n’en restait qu’un bout de tronc déchiqueté.
Rendu à moitié sourd par le tonnerre, il arracha l’écharde de son bras et pressa le tissu de sa chemise sur la plaie pour arrêter le saignement. L’entaille n’était pas profonde mais le choc de l’explosion faisait trembler ses mains. Il resserra la toile de son sac autour de ses épaules et se recroquevilla à nouveau entre les racines du copalme.
A un moment ou un autre au cours de la nuit, l’orage s’éloigna et il sombra dans un demi-sommeil troublé pour se réveiller plongé dans le néant blanc d’un épais brouillard.
Il fut envahi par un froid plus tranchant que la fraîcheur de l’aube. Il avait grandi en Angleterre dans le Lake District et avait appris dès son plus jeune âge que l’arrivée du brouillardétait synonyme de danger. Les moutons se perdaient souvent, tombaient dans des précipices, se séparaient du troupeau, se faisaient égorger par des chiens ou des renards, gelaient ou disparaissaient tout bonnement. Les hommes aussi, parfois.
Mme Elspeth, sa nurse, avait dit que les morts descendaient sur terre avec le brouillard. Il la voyait encore, une vieille femme sèche, raide et courageuse, debout à la fenêtre de la chambre d’enfants, regardant la blancheur mouvante au-dehors. Elle l’avait dit doucement, comme si elle se parlait à elle-même. Elle ne s’était probablement pas rendu compte de sa présence. Quand elle l’avait aperçu, elle avait refermé d’un geste brusque les rideaux et était partie lui préparer son thé.
Une bonne tasse de thé chaud était justement ce dont il avait besoin, si possible largement arrosé de whisky. Avec des toasts beurrés, de la confiture, du cake…
Il se souvint tout à coup du pain et du fromage dans sa poche et les sortit précautionneusement. Il mangea avec lenteur, savourant la masse fade comme s’il s’agissait d’une pêche au sirop. Il se sentit nettement mieux en dépit de la moiteur du brouillard sur son visage, de ses cheveux ruisselants et du fait qu’il était toujours trempé. Ses muscles étaient endoloris d’avoir grelotté toute la nuit.
Il avait eu la présence d’esprit de poser sa poêle à frire sous la pluie la veille et avait donc de l’eau fraîche à boire, délicieusement parfumée au lard.
— Ce n’est pas si mal, dit-il à voix haute. Pour le moment.
Sa voix résonnait de façon étrange. C’était généralement le cas dans le brouillard.
Il s’était déjà perdu par deux fois dans une purée de pois et ne tenait pas à revivre cette expérience même si cela lui arrivait parfois dans ses cauchemars. Il tâtonnait dans une nappe si épaisse qu’il ne voyait plus ses pieds mais entendait les voix des morts.
Il ferma les yeux, préférant le noir à la blancheur tourbillonnante dont il pouvait toujours sentir les doigts glacés sur son visage. Il s’efforça de ne pas écouter, de ne rien entendre.
Il se releva, déterminé. Il fallait qu’il bouge. D’un autre côté, partir à l’aveuglette dans le marais serait de la folie.
Il attacha la poêle à sa ceinture, balança sa toile de couchage par-dessus une épaule et commença à marcher, une main en avant. Le bois de genévrier ne ferait pas l’affaire, il tombait en lambeaux sous la lame du couteau. En outre, ses branches étaient trop tordues. Un copalme ou un tupelo conviendrait mieux mais l’idéal serait un aulne.
Après une
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