Le prix du sang
Tout comme les statistiques sur la contribution des employés du magasin : cela est de mauvais goût.
Les entrepreneurs se voyaient lourdement sollicités pour apporter leur contribution à ce fonds patriotique. On sâattendait aussi à ce quâils exercent bien des pressions pour obtenir celle de leurs employés. Thomas ne se dérobait pas à ce « devoir ».
â Non seulement je continuerai de placer ces chiffres dans les vitrines, mais je vais les améliorer un peu afin de mieux paraître encore. Wilfrid Laurier doit même intervenir auprès du premier ministre afin de mâobtenir un insigne de « souscripteur exemplaire ». Je le porterai avec fierté, même aux assemblées de la Société Saint-Jean-Baptiste.
Ãdouard secoua la tête de dépit, mais eut la sagesse de mettre fin à la discussion.
â Je vais aller mâoccuper du rayon des meubles.
â Cela vaudra certainement mieux pour nos affaires que de servir de faire-valoir à Armand Lavergne.
* * *
Mathieu était affalé sur la vieille ottomane placée dans la chambre de sa sÅur. Lâadolescente, son peignoir fermé jusquâau cou, était étendue en travers de son lit.
â Tu as fait quoi?
â Je lui ai donné une plume blanche.
Elle demeurait un peu surprise par sa propre audace.
Lâévénement était connu et commenté par toutes les élèves du Quebec High School, et à cette heure tardive, sans doute aussi par leurs parents.
â Lâun de ces jours, tu recevras un mauvais coup.
â Voyons, jamais il nâosera. Je suis une fille.
Lisant un peu de scepticisme dans les yeux de son frère, elle ajouta encore à voix basse :
â Et toute petite, en plus.
â Tu nâas certainement pas fait cela pour le convaincre de sâenrôler.
â Pourquoi pas?
Son petit masque de défi résista un court moment sur son visage, puis elle avoua :
â Je lui ai dit de demander à son père de lui expliquer le sens de mon message.
Mathieu ferma les yeux un moment et les ouvrit pour contempler le joli visage buté.
â Je me demande si jâai bien faitâ¦
â Je suis en droit de savoir. Toute cette tension à laquelle je ne comprenais rien, au fil des ansâ¦
â Je crains que cela ne change tes rapports avec maman, ou avec moi.
Dans les histoires de jeunes filles mises enceintes, les accusations se portaient volontiers sur la victime, pas seulement sur le bourreau. La « sagesse populaire » affirmait avec une belle insensibilité que celle-ci lâavait certainement cherché. Thalie comprit tout de suite le sens de la remarque et affirma dâune voix émue :
â Non, jamais. Tu imagines, si quelquâun meâ¦
Lâadolescente aimait se croire invincible. Toutefois, au début de lâaprès-midi, les yeux dâÃdouard avaient démontré une capacité de violence nouvelle pour elle. Ailleurs que dans une rue passante, sans la présence de ses trois camarades dâécole pouvant faire office de témoins, les choses se seraient déroulées dâune autre façon. Tout au plus espérait-elle être capable dâoffrir une bonne défense. Mais face à un homme faisant au moins une fois et demie son poidsâ¦
â Ã part lâadmiration, quel sentiment pourrais-je avoir pour maman ou pour papa?
Des larmes coulaient de ses yeux à lâévocation du disparu. Depuis quelques jours, toutes les situations ambiguës émaillant son enfance prenaient un sens nouveau. Elle renifla bruyamment, puis conclut en tendant la main :
â Et je nâaurai jamais un demi-frère. Tu es entier et tout à moi.
â Ni moi une demi-sÅur.
Leurs doigts se rejoignirent un moment, puis Mathieu choisit dâévoquer des événements anodins de sa propre journée.
10
Les hommes entraient toujours dans le commerce ALFRED en affichant une certaine timidité. Cela tenait à la fois au caractère féminin de la clientèle et du personnel, de même quâà lâabondance de robes et de dessous pendus sur des cintres. Toutefois, Marie trouvait celui-là particulièrement emprunté. Pas très grand, une moustache et une barbe châtaines lui couvrant la lèvre supérieure et le menton, il lui rappelait vaguement les illustrations
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