Le prix du sang
tuberculose⦠Ce nâétait pas vraiment une surprise, mais le choc fut rude.
â Une partie de nous refuse de croire aux événements les plus cruels⦠même longtemps après.
Devant les yeux interrogateurs de son vis-à -vis, elle crut bon de préciser :
â Mon mari est mort lors du naufrage de lâ Empress .
â Oh! Vous avez toute ma sympathie. Il sâagissait de cet Alfred-là .
Lâhomme se souvenait de la raison sociale du commerce, étalée en lettres dâor sur un grand panneau blanc, au-dessus de la porte, et de la photo du commerçant, ornée dâun ruban noir, posée au-dessus de la caisse enregistreuse.
â Lâévénement a fait beaucoup jaser, dans le temps. Jâaurais dû faire le lien.
Un moment, Marie se sentit mal à lâaise de nâavoir pas offert ses condoléances à son client. Les phrases toutes faites ne lui venaient pas naturellement. Pour se donner une contenance, elle avala une gorgée de thé à peine tiède, âcre dâavoir été trop longtemps infusé.
â Vous avez raison, on refuse de croire à une disparition définitive, poursuivit le visiteur. Pendant les fêtes, la situation était atroce : les filles se levaient heureuses, puis se rappelaient soudainementâ¦
Lâhomme passa à nouveau son mouchoir sous ses yeux et renifla un peu bruyamment, au mépris des convenances.
â Votre travail vous permet-il de rester un peu près dâelles?
â Malheureusement non. Je suis le député du comté de Rivière-du-Loup. Afin de les avoir un peu plus près de moi, je les ai mises en pension chez les ursulines. Je peux les voir tous les dimanches pendant une heure. Câest si peu.
â Dâun autre côté, avec les religieuses qui les tiennent sans cesse occupées, des camarades de leur âge, sans jamais un vrai moment de solitude, cela se révèle sans doute préférable.
Devant le regard interrogateur du client, elle expliqua :
â Ma fille a fréquenté le couvent. Bien que ce fût en externe, la routine mâest familière.
â ⦠Peut-être mes filles la connaissent-elle?
Lâhomme imaginait lâexistence possible dâune relation amicale entre les adolescentes.
â Thalie fréquente une autre école depuis bientôt deux ans.
â Jây pense, madame Picard, je ne me suis pas présenté. Paul Dubucâ¦
â Je sais, député libéral à lâAssemblée législative, réélu le 22 mai dernier avec une écrasante majorité. Jâavais deviné. Je tente de me tenir informée, surtout que dans lâouest, quelques provinces commencent à donner le droit de vote aux femmes. Même au niveau fédéral, lâidée semble faire son chemin, depuis quelque temps.
â Dans la province de Québec, je ne pense pas que nous irons aussi loin.
Le changement abrupt de sujet lui fit du bien. Sâil rougissait encore, cela tenait à un autre malaise. Devant certaines femmes, il trouvait difficile de croire aux arguments habituels sur lâincompétence politique du sexe faible. Celle-là semblait plus raisonnable que la plupart de ses électeurs.
Marie préféra ne pas le pousser dans ce buisson dâépines. Charitable, elle revint plutôt au premier sujet de leur conversation.
â Vous savez, je ne peux vraiment pas vous vendre des robes au hasard⦠Surtout que les pères ont tendance à considérer leurs filles un peu plus petites, plus jeunes quâelles ne le sont en réalité.
â Je tenais à leur faire cette joie. Nous retournerons bientôt à Rivière-du-Loup pour la belle saison. Des parents mâont promis de prendre bien soin dâelles. Des semaines avec des cousins et des cousines leur changeront les idées.
â Surtout si de jolies robes retiennent lâattention des cousins. Ne renoncez pas à ce projet.
â Elles sont trop jeunesâ¦
Lâhomme se troublait à la pensée que ses enfants puissent intéresser des garçons.
â Vous voyez, les pères considèrent leurs filles bien petites, même quand elles leur viennent à la hauteur de lâépaule. La mienne a seize ans aussi. Si elle avait des cousins, elle ne passerait pas inaperçue.
â ⦠Ces choses-là mâinquiètent
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