Le prix du sang
sâavérait court, et le froid, vif. Thalie préférait apporter un sandwich de la maison et le manger distraitement, la plupart du temps sans lever le nez dâun livre. Les institutrices insistaient toutefois pour que les élèves sortent au moins quelques minutes afin de prendre lâair. Elle boutonnait son manteau quand une camarade prononça à haute voix :
â Voilà une nouvelle affiche. Quelquâun a dû lâaccrocher pendant les classes du matin.
Elle portait en guise dâen-tête les mots To the Women of Canada . De nombreuses réclames sâadressaient au sexe faible, la plupart afin de les inciter à gérer la maisonnée avec parcimonie, de façon à augmenter le montant des emprunts de la Victoire. Celle-là concernait plutôt le recrutement et commençait par ces mots : « Vous avez lu ce que les Allemands ont fait en Belgique. Avez-vous pensé à ce qui se passerait sâils envahissaient notre pays? »
Les atrocités commises dans le petit royaume ami de la Grande-Bretagne alimentaient une abondante littérature dans les pays alliés. Les trois questions suivantes, adressées aux Canadiennes, invitaient celles-ci à encourager leur époux, leur frère, leur fiancé ou leur fils à joindre lâarmée. Le message se terminait ainsi : « Nâaiderez-vous pas un homme à sâenrôler aujourdâhui? »
Comme au temps de la République romaine, ou encore mieux, de celle de Sparte, les femmes se voyaient confier la mission de fournir des hommes pour les combats. Certaines prenaient cette directive très au sérieux. Lâune des élèves de la classe « préparatoire », dont les diplômées pouvaient rêver dâune admission à lâUniversité McGill, déclara dans un fou rire :
â Jâai apporté des plumes. Nous y allons?
Les jeunes femmes du Royaume-Uni avaient mis au jour une curieuse coutume. Afin de fouetter le courage des hommes de leur âge, elles présentaient une plume blanche à ceux quâelles croisaient dans la rue habillés en civil. Cela signifiait une accusation pure et simple de lâcheté, illustrée par la parure du chicken . Elles entendaient aussi, avec une belle unanimité, réserver leurs faveurs aux seuls mâles membres des forces armées.
Si lâusage se trouvait rarement repris au Canada, certaines sây attachaient tout de même. Trois filles se partageaient les vestiges de la queue du poulet ayant fait les frais dâun repas du soir chez lâune dâelles. La plus âgée demanda, une pointe dâironie dans la voix :
â Thalia, tu désires te joindre à nous?
Lâinvitation tenait du défi. En ces temps de tension, être la seule Canadienne française au Quebec High School lâexposait à voir son patriotisme remis en question avec une navrante régularité. La mauvaise réponse, la mauvaise attitude ferait bien vite le vide autour dâelle. à terme, à force dâêtre ignorée, elle devrait quitter lâétablissement. Déjà , deux élèves dâorigine irlandaise avaient préféré interrompre leur scolarité pour mettre fin aux remarques incessantes sur les « troubles » dans leur pays dâorigine.
Pour Thalie, le choix se révélait cornélien : plaire à un groupe risquait de vexer lâautre. Les voisins de la rue de la Fabrique nâavaient pas que des mots tendres pour la jeune fille instruite chez les protestantsâ¦
â ⦠Pourquoi pas. De toute façon, je voulais prendre lâair.
Le quatuor se retrouva bien vite dans la Grande Allée. Fustiger lâhonneur des lâches nâétait pas si simple. Dâabord, le froid raréfiait le nombre des passants. Puis, remettre une plume blanche à un bon père de famille semblait de la dernière indélicatesse. Même le gouvernement britannique nâentendait guère soumettre ceux-ci à la conscription. La prudence sâimposait donc.
â Celui-là , celui-là , fit nerveusement une des adolescentes en prenant lâune des plumes des mains de la plus grande.
La décoration honteuse enfermée dans son poing, elle sâapprocha dâun homme grand, athlétique, qui se dirigeait vraisemblablement vers lâHôtel du gouvernement.
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