Le prix du sang
lââge de Marie au moment où il troussait celle-ci sur le grand bureau de sa pièce de travail. Sans doute la mère avait-elle jugé utile de prévenir sa fille contre les dangers pesant sur une jolie personne en évoquant sa propre expérience. Ou encore le grand frère â « mon fils », songea-t-il en rougissant â avait-il tenu à faire partager à sa cadette le secret de lâidentité de son père. Car celui-ci savait. Comment interpréter sa déclaration sibylline, le jour du dernier appareillage de lâ Empress ? Il sâagissait là dâune déclaration de guerre.
â Toutefois, enchaîna-t-il bientôt, jâaimerais te voir cesser de te donner en spectacle avec ce damné Lavergne. Lâattitude à adopter face à la guerre ne fait pas lâunanimité. Nous sommes dans le commerce, un peu de discrétion est nécessaire.
Les deux hommes se tenaient au rez-de-chaussée du magasin, près de lâascenseur. Le rayon des articles pour fumeurs se trouvait sur leur droite.
â Tous les Canadiens français sont contre la conscription, plaida Ãdouard, encore consumé par la colère.
â Aucune loi de conscription nâa encore été déposée au Canada.
â Borden va suivre lâexemple du gouvernement du Royaume-Uniâ¦
â Puis, tu as tort, lâinterrompit Thomas en lui faisant signe de baisser le ton. Je pense que la plupart de tes compatriotes espèrent une victoire alliée. Si on leur promettait que leurs propres enfants en seraient exemptés, plusieurs accepteraient le principe de la conscription.
Le jeune homme voulut protester. Cependant, le visage de son père indiquait une limite claire à ne pas franchir. Aussi essaya-t-il la modération.
â Tu viens de dire quâil convient de respecter les sentiments de la clientèle. Tu conviendras sans doute que dans le quartier Saint-Roch, la majorité sâoppose à une participation à la guerre. Cela ne nous amène rien de bon, toutes ces affiches relatives à lâenrôlement. Le magasin finit par ressembler au bureau de recrutement de lâAuditorium de Québec.
Des yeux, il montrait les nombreux placards demandant aux jeunes hommes de joindre lâun ou lâautre des régiments, dont certains réservés aux Canadiens français, comme celui dâOlivar Asselin. Certaines publicités référaient explicitement au panthéon de héros de la communauté, évoquant sans vergogne Dollard des Ormeaux, Lambert Closse, Louis-Joseph, marquis de Montcalm ou Charles de Salaberry. Le premier surtout, tout droit sorti des manuels dâhistoire catholiques, devenait une arme de propagande redoutable.
â Ces affiches, placées exclusivement à lâentrée, dans le rayon des produits pour fumeurs et dans celui des articles de sports, sont dâailleurs ridicules. Allumer une pipe ou chasser lâorignal nâa rien à voir avec la guerre.
â Il y en a ailleurs.
â Une douzaine, toutes placées dans la cage de lâescalier ou dans les toilettes. La plupart des clients détestentâ¦
â Pas ceux-là !
Thomas regardait quatre hommes revêtus de leur capote kaki. Les deux gares de la ville de Québec se trouvaient tout près, le camp de Valcartier comptait une population estimée à la moitié de celle de la vieille cité. Après quelques bières, les soldats excités par les articles haineux publiés dans leur coin de pays cherchaient volontiers des traîtres canadiens-français. Armand Lavergne ne risquait rien dans le confort douillet du Château Frontenac , mais des travailleurs de la Basse-Ville subissaient parfois un passage à tabac. Des briques fracassaient souvent les vitrines des commerces dont la devanture sâornait de drapeaux Carillon-Sacré-CÅur, à une époque où lâ Union Jack prétendait occuper tout lâespace.
â Nous ne sommes tout de même pas dans un pays occupé! grommela Ãdouard.
â Non. Et si tu veux voir la différence, je te paierai le billet pour la Belgique.
Le jeune homme réprima à nouveau la colère montant en lui, puis après un moment, fit encore remarquer :
â Et ces grandes affiches sans élégance qui encombrent la vitrine?
â Les publicités pour les emprunts de la Victoire?
â
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