Le prix du sang
des manuels dâhistoire.
De son poste derrière la caisse, la marchande lui adressa un sourire engageant. Dâhabitude, cela suffisait à convaincre les rares visiteurs à lui confier, parfois à voix basse, les raisons de leur visite. Celui-là se contenta dâun « Bonjour, Madame », puis sâattarda devant un étal de robes. Comme les clientes sâavéraient peu nombreuses en ce vendredi après-midi, elle adressa un signe discret à lâune des vendeuses, lui montrant la caisse des yeux, puis sâapprocha en replaçant son ruban à mesurer autour de son cou.
â Monsieur, je peux vous aider?
â ⦠Je ne sais pas, commença lâautre.
Puis après une pause, il prononça :
â Oui, sans doute. Jâaimerais acheter des robes à mes filles. Quelque chose qui leur fasse plaisir.
â Des étrennes un peu tardives, à moins que vous ne vouliez lancer la tradition des cadeaux de la Saint-Jean, pour faire contrepoids à ceux de Noël. Lâidée charmerait tous les vendeurs de la province.
Le regard complice de la propriétaire ne reçut pas de réponse. Le silence fut trop long, à la limite du savoir-vivre. à la fin, lâhomme consentit :
â En quelque sorte, oui, il sâagit dâétrennes tardives. Les fêtes de fin dâannée sont passées totalement inaperçues à la maison. Jâaimerais me rattraper un peu, mâoccuper dâelles.
â Vous avez évoqué vos filles.
â Oui, Amélie et Françoise.
â Vous avez leurs mensurations?
Si des pères attentionnés sâengageaient parfois dans ce genre dâemplettes, une femme prenait toujours la précaution dâinscrire tous les renseignements utiles sur une feuille de papier. Certains clients se présentaient même avec une page de la section « commandes postales » arrachée au catalogue Eaton, dont les espaces blancs se trouvaient soigneusement noircis.
â ⦠Non, je nâai pas les mensurations. La plus grande, Françoise, a seize ans. Elle est à peu près grande comme celaâ¦
Lâhomme indiqua de la main la hauteur de son épaule. Marie ne put retenir un éclat de rire, puis elle expliqua :
â Malheureusement, jâai besoin dâinformations plus précises. Si vous voulez, nous pouvons monter à lâétage. Vous téléphonerez à leur mère, qui connaît certainement de mémoire des renseignements aussi essentiels que les tours de poitrine et de taille de vos filles.
Lâhomme la regarda un moment, bouche bée, alors que des larmes perlaient aux commissures de ses yeux. à la fin, il laissa échapper, la voix brisée :
â Leur mère, ma femme, est décédée au début de lâautomne dernier.
Cet homme se donnerait bientôt en spectacle, au moment où deux clientes entraient justement dans le magasin. Sans hésiter, la marchande saisit son bras et prononça dâune voix ferme :
â Venez avez moi.
Des larmes coulaient déjà sur ses joues. Aussi lâinconnu se laissa-t-il entraîner au fond de la grande pièce. Marie ouvrit la porte du réduit où se trouvaient une petite table et quatre chaises.
â Attendez-moi ici, je reviens très vite.
Parmi les innovations des deux dernières années, la propriétaire gardait un petit réchaud dans un cagibi attenant. Les habituées du commerce, où les vendeuses au moment de leurs pauses, se voyaient offrir un peu de thé. Quelques minutes plus tard, elle revint avec deux tasses et posa lâune dâelle devant lâhomme éploré.
â Je mâexcuseâ¦, murmura-t-il. Cela nâarrive plus très souvent, mais dans les moments les plus inattendusâ¦
Il esquissa un mouvement de la main pour montrer son visage. Son mouchoir roulé en boule entre ses doigts, il effaçait ses larmes, sâessuyait le dessous du nez. La gêne de se montrer dans un tel état de faiblesse lâamena à rougir comme une jouvencelle.
â Câest bien naturel. Votre épouse est décédée il y a quelques mois à peine.
â Sept, bientôt huit.
Cet homme devait connaître le nombre de mois, de jours et dâheures écoulés depuis ce moment. Marie attendit que son interlocuteur continue. Cela ne tarda pas.
â La
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