Le prix du sang
très vite, certaines sâennuyaient ferme, au point de souhaiter retrouver le petit commerce de la rue de la Fabrique, au moins pour quelques jours.
â Mathieu, tu mâaccompagneras?
â Maman, je ferai tout pour préserver ta réputation, y compris me faire dévorer par les moustiques. Je me demande combien de jours de congé tu as pris depuis lâouverture de ce commerce, à part pour les deux naissances et quelques gros rhumesâ¦
â ⦠Aucun.
Elle souriait, se réconciliant lentement avec lâidée saugrenue dâaccepter lâinvitation dâun homme à peine connu. Jusquâoù quelques jours à la campagne la conduiraient-elle?
â Acceptez-vous dâentendre raison? demanda Gertrude en revenant avec un plat de service.
â Il semble que je nâai pas le choix.
â Tant mieux, sinon vous allez devenir aussi ronchonneuse que moi, au fil des ans. Ce serait dommage.
La domestique distribua la nourriture en adressant un clin dâÅil complice aux enfants.
Au moment de se retirer dans sa chambre, Marie sortit sa meilleure plume, son meilleur papier, puis commença.
Monsieur Dubuc,
â Ridicule, grommela-t-elle. Même les fournisseurs méritent un « Cher Monsieur ».
La feuille fut déchirée en quatre. Puis, elle recommença :
Cher ami,
Je serai heureuse de passer les premiers jours de juillet à Rivière-du-Loup⦠en votre compagnie. Mon fils, Mathieu, mâaccompagnera. Je me réjouis que vos filles trouvent à nouveau du plaisir à leur existence. De jolies robes aident sans doute un peu à ce beau résultat; votre tendresse, beaucoup.
Au plaisir de vous revoir,
Cette missive ressemblait à une lettre jetée à la mer. Tout homme un peu sensible comprendrait que son cÅur demeurait prêt à sâouvrir. Elle écrivit encore « Marie », hésita avant dâajouter Picard. Finalement, le prénom lui parut suffisant. Elle cacheta lâenveloppe avant de changer dâidée.
11
« Les premiers jours de juillet », pour reprendre lâexpression de Marie, signifiait le samedi et les jours suivants. La célérité des services postaux, puis lâutilisation du télégraphe, permirent de régler très vite les derniers détails et même de devancer le moment du départ. Dès le vendredi matin suivant, dernier jour de juin, une voiture taxi déposa la mère et le fils au pied de la passerelle donnant accès au traversier. De lâautre côté du fleuve, un second véhicule les amena à la gare. Trois quarts dâheure après avoir quitté le commerce, Mathieu commenta :
â Je ne croyais pas quâun être humain pouvait recevoir autant de recommandations en un si bref laps de temps. Thalie doit être très saine dâesprit pour résister à cela.
â Elle a seulement seize ans, et nous la laissons seule, se justifia la mère en rougissant.
â Seule? Nâai-je pas entendu une petite conspiration ce matin, dans la cuisine, selon laquelle Gertrude doit monter la garde à lâétage du magasin? Souhaitons juste que notre bouledogue domestique ne chassera pas la clientèle.
Pendant un moment, Marie choisit de regarder défiler le paysage sur sa gauche. Le fleuve Saint-Laurent offrait une surface dâun bleu profond, le soleil donnait au vert des arbres et des pâturages un éclat particulier. Les villages endormis succédaient aux champs fertiles.
â Jâai dit à monsieur Dubuc dâaccepter que ses filles vieillissent, deviennent des jeunes femmes, fit-elle enfin. Je suppose quâil pourrait me retourner le conseil. Non seulement tu es un homme, mais tu es beau et fort.
Ils se trouvaient sur des sièges se faisant face, près de la fenêtre. La mère tournait le dos à sa destination, le garçon y faisait face. Le choix des places trahissait-il des états dââme différents? Mathieu portait un costume de lin écru. Son canotier se trouvait près des bagages, sur lâespace de rangement au-dessus de leur tête.
â Merci. Tu nâes pas vilaine non plus. Quelques années de moins pour toi, ou quelques-unes de plus pour moi, et les gens imagineraient sans mal un couple de villégiateurs en route vers Notre-Dame-du-Portage.
Ce charmant village, un peu à lâouest de
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