Le prix du sang
poignée de lâombrelle posée en travers de ses genoux.
â Vous savez, il a dû se passer deux ou trois ans avant que je me permette de pleurer devant ma femme. En fait, je crois que ce fut au moment de la mort dâun petit garçon, deux jours après sa naissanceâ¦
Cette fois, la main féminine revint se poser sur celle de lâhomme bien fermement, pour ne pas la quitter. De lâautre, elle déplaça lâombrelle entre eux afin de mieux dissimuler ce contact.
â Il a fallu quoi, devant vous? Dix minutes?
â Mais les circonstancesâ¦
â Non. En passant la porte, mes yeux se sont posés sur vous, et toutes mes défenses sont tombées. Tenez, je me suis senti comme Amélie devant Mathieu, tout à lâheure⦠Jâai voulu partager les oiseaux de ma jolie demeure avec vous.
Ce qui passait nécessairement par lâacceptation de son veuvage. Le souvenir des émotions mêlées, la peine dâun côté, lâattirance de lâautre, occupa un long moment son esprit.
Puis, le père prit le dessus sur lâamoureux. Son visage trahit une certaine préoccupation. Rougissant, il avoua :
â Au sujet dâAmélie⦠Elle est terriblement sensible, malgré ses airs frondeurs. Cette attirance dâenfant pour votre fils ne risque pas de la blesser?
â Mathieu demeure le meilleur grand frère du monde. Croyez-moi, jamais il nâaura un mot, ou un geste, pouvant blesser.
â Ce garçon tient de sa mère.
Paul exerça une petite pression sur la main de sa nouvelle amie tout en lui adressant un clin dâÅil.
â Je nâai pas encore le droit de vote, inutile de mâabreuver de jolis compliments pour me séduire.
â Je ne parlais pas à lâélectrice⦠Mais vous avez tout de même percé mes intentions.
Marie ignora la précision pour convenir plutôt :
â Mathieu me ressemble vraiment. Thalie tient plutôt de son père. Elle a certainement le cÅur aussi bon que son frère⦠mais lâexpression de ses sentiments est plus tapageuse.
Pendant un long moment, le contact léger des doigts combla tous les besoins de communication entre eux. Puis, lâhomme fit mine de vouloir se lever.
â Remettons-nous en route. Jâaimerais encore vous montrer la rive du fleuve.
Elle hocha la tête pour signifier son accord et abandonna la main pour ouvrir son ombrelle en se levant à son tour. Elle saisit le bras tendu, sâappuya peut-être un peu plus lourdement sur lui et laissa son épaule effleurer son compagnon tout en marchant. Il lâentraîna vers un bosquet de pin assez dense. Le sol, couvert dâaiguilles, paraissait doux comme un tapis sous les pieds, lâodeur, délicieuse.
â Câest lâendroit le plus discret du parc, commenta-t-il. Je vous parie que tous les jeunes du village, à vingt ans, ont volé ici leur premier baiser.
Marie le contempla un moment, les yeux rieurs. Elle sâarrêta, leva la tête, ferma à demi les paupières. Comme il ne se passa dâabord rien, elle fit valoir :
â Si vous ne vous dépêchez pas, un plus jeune et plus vif que vous profitera de lâaubaine.
Les lèvres touchèrent les siennes, douces et légères. La femme regarda autour dâeux. Personne ne semblait sâintéresser à leur petit aparté. Elle leva les doigts vers le menton pour caresser le bouc démodé, puis souffla :
â Si vous souhaitez recommencer, vos chances seront meilleures en coupant cet ornement. Rares sont les femmes attirées par une ressemblance avec le cardinal de Richelieu.
â ⦠La moustache?
â Accordons-lui un sursis. Sans doute survivra-t-elle à un nouvel essai.
Marie plaça son ombrelle de façon à lui signifier lâajournement sine die de lâaparté. Elle reprit le bras de Paul et accorda son pas au sien.
â Aucun jeune homme de vingt ans nâaccepterait dâen convenir, mais les baisers volés à quarante ans sont considérablement plus émouvants, confia-t-il après quelques pas.
Sa compagne, elle, nâhésita pas à le croire. Elle demanda bientôt, afin de quitter ce terrain trouble :
â Vous me disiez tout à lâheure craindre de faire jaser, mais le désirer tout à la fois.
â Nous vivons à la campagne,
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