Le prix du sang
âge?
â Dix-neuf ans.
Elle demeura un long moment songeuse, puis se résolut à conclure tristement :
â Tu es trop vieux, tu ne peux pas être mon cavalier.
â Câest vrai. Mais si tu étais un peu plus vieille, ou moi, un peu plus jeuneâ¦
â Tu aimerais?
â Bien sûr. Mais nous savons tous les deux que cela nâest pas possible.
Amélie lui montra à nouveau sa parfaite dentition et se redressa pour appuyer son dos contre la paroi rocheuse derrière elle. Rassurée sur sa capacité de plaire, elle se soumettait de bonne grâce aux hasards de la vie, sachant bien quâun garçon mieux assorti se présenterait à elle lâun de ces jours.
â Ta maman et mon papa sont aussi vieux lâun que lâautre.
â à peu près.
â Tu crois quâelle voudra de lui pour cavalier?
Ãtre jeune ne signifiait pas être sotte. La nature de cette visite impromptue ne lui échappait pas.
â Je pense que oui. Câest un homme gentil.
â Très gentil.
Elle mordit sa lèvre inférieure et égara son regard sur lâétendue du fleuve. Mathieu avait une longue expérience des profils butés de petites filles et des larmes refoulées.
â Cela te ferait de la peine? murmura-t-il.
â Maman est morte lâan dernier. Elle sâappelait Amélie, comme moi.
Cette réponse valait un oui.
â Papa, lâannée dâavant, avança le garçon. Il sâappelait Alfred.
â Comme le magasin?
â Il lâa ouvert lâannée de ma naissance, très précisément quelques jours plus tôt.
La fillette demeura silencieuse un instant, ruminant toujours sa question. Elle finit par la formuler.
â Si ta mère a un nouveau cavalier, cela ne te rendra pas triste?
â Les grandes personnes aiment avoir quelquâun de leur âge dans leur vie. Cela ne changera rien pour moi. Elle nâoubliera jamais papa, mais il est partiâ¦
â Peut-être parle-t-il avec maman, au ciel, comme nous nous parlons.
â Ils doivent sâinquiéter quâon attrape un rhume, avec nos pieds gelés.
Elle éclata dâun grand rire. Mathieu ne jugeait pas utile de partager son scepticisme sur les conversations des chers disparus, assis sur un nuage. à la fin, Amélie convint :
â Si papa est heureux, cela me fera plaisir aussi. Il a eu beaucoup de peine.
Une souffrance aussi grande que celle de la petite fille, cela sautait aux yeux. Le garçon eut envie de passer son bras autour de ses épaules, mais préféra réserver ce genre de tendresse fraternelle à leur seconde, sinon leur troisième conversation. Quand le sang recommença à circuler à peu près normalement dans leurs pieds, la gamine décréta quâil était temps de rentrer à la maison. Elle ajouta sur le ton de la conspiration :
â Nous prendrons des framboises dans le jardin de madame Langevin. Comme elle ne voit presque plus rien, elle ne sâen apercevra pas.
Après sâêtre gelé les orteils à nouveau, ils se livrèrent sans vergogne à ce larcin, puis se dirigèrent vers la rue de lâHôtel-de-Ville avec des taches suspectes sur les doigts. Alors quâils sâapprochaient de la grande maison, Amélie confia :
â Françoise est plus grande que moi⦠Même iciâ¦
Des mains, elle désigna sa poitrine. Mathieu consentit avec circonspection.
â Oui, tu as raison.
â Elle est assez âgée pour être ta fiancée.
Le constat ne méritait pas de réponse. Son compagnon sâinquiéta un peu de la nouvelle tournure de la conversation.
â Tu lui plais, tu sais?
â Câest pour cela quâelle a préféré ne pas venir avec nous.
â Elle est timide. Surtout avec les garçons.
Visiblement, cette affliction épargnait sa cadette. Cela aussi ne méritait pas vraiment de commentaire. La question suivante arriva sans surprise :
â Est-ce que tu la trouves jolie?
Mathieu se sentit rougir un peu. Impossible de se dérober, et mentir risquerait de blesser lâaînée.
â Oui, très jolie.
La gamine lui jeta un regard amusé, passa sans transition au pas de course puis cria sans se retourner :
â Je vais le lui dire!
Un instant plus tard, elle grimpait lâescalier conduisant à la
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