Le prix du sang
retour de la messe, afin de patienter, tout ce monde sâétait installé sur la grande galerie, un verre de thé glacé et une assiette de crudités à portée de la main. La conversation était soulignée par le bruit des dents tranchant un radis ou une carotte. Personne nâavait mangé depuis la veille au soir afin de participer à la communion.
â Nous allons tout de suite passer à table, enchaîna le maître de la maison après les échanges de poignées de main.
Il précisa à lâintention des Picard :
â Je suis désolé de vous avoir fait attendre de la sorteâ¦
â Votre métier comme le mien conduit parfois à manger tard. Nous comprenons très bien.
Dans la salle à manger, tante Louise sâagitait déjà devant la soupière, une longue louche à la main. Chacun prit la place quâon lui désignait. La conversation porta sur la douceur du temps et la promesse dâexcellentes récoltes pendant tout le premier service. Lâarrivée du plat de résistance favorisa le passage à un sujet plus sérieux.
â Tout à lâheure, commenta Paul en découpant le rôti pour poser une tranche de viande dans chacune des assiettes à tour de rôle, les gens mâont sans cesse questionné sur la conscription.
â Je sais, précisa Lapointe, mi-sérieux, mi-moqueur. Je tâai même entendu leur dire de sâadresser à moi.
Cette dérobade ne semblait guère plaire au député de format géant.
â Tu es au fédéral. Le gouvernement provincial nâa aucun pouvoir à ce sujet.
â Je sais, je sais, commenta lâautre dâune voix bourrue.
Marie, plutôt silencieuse jusque-là , ne put sâempêcher de demander dâune voix préoccupée, alors que ses yeux se posaient sur son fils :
â Le gouvernement en viendra-t-il à cette extrémité?
â Le premier ministre semble résolu à user de prudence, mais bientôt, il ne pourra plus résister aux appels de membres importants de son propre parti. Sinon, une fronde risque de le renverser. Je veux dire que ses propres ministres vont vouloir le remplacer par un homme plus complaisant.
Des yeux, la commerçante indiqua à son interlocuteur que le mot « fronde » figurait aussi dans son vocabulaire. Mathieu intervint à son tour :
â Toutefois, il devra tenir des élections au préalable. La limite constitutionnelle est passée.
Un gouvernement demeurait en exercice pendant quatre ans, selon lâusage. La constitution autorisait de rester au pouvoir pendant cinq ans. Les conservateurs, élus lors du suffrage de 1911, amorçaient leur sixième année.
â Les députés ont consenti à lâunanimité dâattendre encore. En temps de guerre, tous doivent oublier les querelles partisanes pour servir les intérêts supérieurs de la nation.
Lâexpression du jeune homme fit comprendre au député que le fils partageait avec sa mère un sain scepticisme quant au jeu politique. Au-delà des principes et des grandes phrases, le premier souci dâun élu demeurait de veiller à sa propre réélection.
â De toute façon, continua Lapointe, cette année ou lâan prochain, les conservateurs seront réélus. Pour nous, le tout sera de limiter lâampleur de la défaite.
â Au Québec, commença Dubucâ¦
â Nous ne risquons rien ici. Toutefois, si le Parti libéral nâa aucun député à lâextérieur de notre province, et si, dans les faits, nous devenons lâorganisation politique des seuls Canadiens français et le Parti conservateur celle des Canadiens anglais, nous serons condamnés à une éternité dans lâopposition.
En faisant fi de la politique partisane, pareille éventualité exposait le pays à la guerre civile.
â Même Armand Lavergne, ajouta Mathieu, a recommandé de voter libéral lors de lâélection de mai dernier. Il affirmait que le salut de notre nation reposait entre les mains de Lomer Gouin, un homme quâil a tourné en dérision pendant dix ans.
Ernest Lapointe contempla le jeune homme avec des yeux amusés.
â Monsieur, je vois que vous saisissez très bien combien le Parti libéral se trouve en péril si Armand Lavergne et les
Weitere Kostenlose Bücher